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Morceau d'étoile

Le Rif reste accro au kif

28 Juin 2014 , Rédigé par LAURENT-PHILIPPE Publié dans #Regard sur le monde

Le Rif reste accro au kif

Anna RAVIX Correspondante à Rabat 29 avril 2014 à 18:06

GRAND ANGLE

Jusqu’ici, toutes les tentatives de l’Etat marocain pour interdire la culture du cannabis ont échoué. Peut-on envisager une production à but thérapeutique ? Ou faut-il proposer d’autres sources de revenus aux paysans de la région ?

«Que Dieu maudisse le kif», lance Malika. Elle porte une pioche sur son épaule. Deux gamins couverts de poussière, chaussures trouées, s’accrochent à sa jupe. Ce matin, elle a labouré son terrain, un jardinet en pente, maintenant, elle sème les graines de cannabis qui fourniront la récolte de l’année. En juillet, elle coupera les plants et les fera sécher au soleil sur son toit. D’autres villageois les réduiront en poudre : c’est ainsi qu’on fabrique le kif au Maroc. «Que Dieu le maudisse», redit Malika en jetant les graines, que la poule de la maison picore à longueur de journée. C’est sa seule nourriture.

Si Malika maudit le kif, c’est parce que sa récolte de l’an dernier n’a pas été achetée. Le stock, du volume d’une voiture, est en train de pourrir dans une chambre de sa maison. «Je ne vends plus, mais je ressème. Quel choix on a ? Il n’y a que ça qui pousse…»

Malika habite à Issaguen, 2 000 habitants à 2 000 mètres d’altitude, dans la montagne des Sanhaja de Srair, grande confédération de tribus berbères. Le relief est accidenté. L’hiver rude. Les sols pauvres. Une seule culture, dit-elle, résiste à ces conditions depuis le XVe siècle : «Notre graine, le kif.» «Nous en sommes les propriétaires», revendique son cousin, Abdellatif Adebibe, un sexagénaire en survêtement, appuyé sur une canne en bois d’olivier vieille de deux cents ans. Dans le seau aux pieds de Malika, il prend une poignée de graines de kif et la porte à sa bouche. «Quand j’étais gamin, c’était notre chocolat.»

La culture autorisée dans cinq villages historiques

Abdellatif nous conduit plus haut, sur la montagne, dans la maison de son père. Il se souvient, ému, y avoir un jour accueilli les Rolling Stones, quand il avait 14 ans. Dans cette maison plate et ocre qui domine la vallée s’est aussi tenue, en 1953, la réunion qui a lancé la résistance rifaine à l’occupation française.

Le Rif est enclavé. Il a toujours résisté aux dominations, arabe et européenne. Cela fait six siècles que la région vit du cannabis, plus ou moins légalement selon les époques. Paradoxalement, Abdelkrim El Khattabi - le «Vercingétorix berbère», leader de la courte République du Rif, de 1923 à 1926 - est le seul à avoir réussi à faire appliquer l’interdiction de la culture du kif pendant trois ans. Il estimait sa consommation contraire aux principes de l’islam. Depuis qu’à la fin du XIXe siècle, le sultan Moulay Hassan a officiellement autorisé sa culture dans cinq villages du Rif, dont Issaguen, les différentes autorités qui se sont succédé ont bien du mal à l’interdire.

Espagnols, Français et même le roi Mohammed V, au moment de l’indépendance, ont dû renoncer à pénaliser la culture du cannabis dans les cinq villages historiques, par peur de la colère des Rifains. La «guerre contre la drogue» qu’Hassan II, fils de Mohammed V, a déclarée en 1992 n’y a rien changé. Sous son règne, comme sous celui de Mohammed VI, la culture du cannabis est florissante. Malgré l’illégalité, malgré la répression des cultivateurs, malgré toutes les tentatives de développement alternatif.

D’où l’intérêt, dans les années 60, des Rolling Stones pour le Haut Rif central. A l’époque, les hippies européens y ont introduit la fabrication du haschisch en transformant la plante en résine. Cette technique a bouleversé l’artisanat du kif. La demande européenne a explosé jusqu’à faire du Maroc, depuis 2001, le premier producteur de cannabis au monde. Aujourd’hui, les cultures s’étalent bien au-delà d’Issaguen et des quatre autres villages autorisés en 1956. Cultivé sur près de 50 000 hectares, le cannabis ferait vivre, selon des statistiques parlementaires, plus d’un million de Marocains.

Sur la route qui descend au village de Chefchaouen, Abdellatif nous fait observer le travail de ces nouveaux cultivateurs : une pelleteuse qui abat une forêt de cèdres ; une colline, autrefois couverte d’arbres rares, devenue champ de cannabis ; des sols rendus stériles par l’enchaînement des récoltes. «En rasant la montagne, ils ont pris de larges terrains. Ils ont le soleil, pas de problème d’irrigation ; nous autres, là-haut, on ne peut pas rivaliser.» C’est à cause de cette concurrence que Malika n’a pas pu vendre sa dernière récolte. Et qu’elle n’est pas certaine de vendre la prochaine.

38 000 tonnes de cannabis par an

Pourtant, ces nouveaux cultivateurs sont loin d’être riches. Un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime publié début mars nous apprend que les cultivateurs marocains vendent chaque année 38 000 tonnes de cannabis aux mafias qui les revendent sur le marché européen. Ces paysans gagnent près de 214 millions de dollars, tandis que les mafias, elles, empochent presque 14 milliards de dollars.

Hassan, par exemple, ne gagne que 3 000 euros par an - à peine plus que le salaire minimum, près de 2 500 euros annuels - avec lesquels il doit nourrir une famille de huit personnes. Comme Malika, il dit ne pas avoir le choix, «ici, il n’y a que l’herbe et le cannabis qui poussent».

Difficile pour le Rif de s’arracher à cette quasi-monoculture. «Mille tentatives ont été faites», explique Najib Akesbi, professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan-II, à Rabat. Dès 1961, l’ONU, la FAO, puis l’Union européenne et le royaume marocain ont soutenu des projets de cultures alternatives. Il s’agissait de rediriger les agriculteurs vers l’élevage, les céréales ou l’arboriculture. «Mais on n’a pas trouvé la solution miracle qui leur permette de gagner autant que le cannabis.»

En attendant, les champs s’étendent. Et les autorités essaient de les contenir. «Si la police n’était pas intervenue, les champs de cannabis auraient couru jusqu’à Rabat», imagine Abdellatif. Coups de filets, opérations anticorruption : des hélicoptères ont même survolé la région pour épandre des produits détruisant les cultures. De 2003 à 2011, la surface occupée par le kif s’est réduite de 130 000 à 47 000 hectares. Cette année, 48 000 agriculteurs sont visés par des mandats d’arrêt.

Mais venir à bout du kif dans les montagnes, personne n’y croit. D’où ce curieux mélange de répression et de tolérance. «L’interdire complètement, ce serait provoquer une révolte, résume un paysan d’Issaguen. Alors on ferme un œil, on ouvre l’autre.» Le kif limite le chômage et même l’émigration.

«En finir avec une situation hypocrite»

Au village de Bab Berred («la porte du froid»), de chaque côté de la route, debout, assis, des centaines de jeunes gens attendent. Ils arrivent de tout le pays, dans l’espoir d’être recrutés par des cultivateurs recherchant de la main-d’œuvre. Hisham, 24 ans, diplômé en littérature espagnole et chômeur, vient chaque printemps de la capitale pour louer ses bras. «A Rabat, j’enchaîne des petits contrats dans le télémarketing, mais d’avril à septembre, c’est ici que je trouve du travail pour 12 euros par jour. En plus, les cultivateurs nous hébergent.»

Ce jour-là, le 5 avril, débarquent aussi à Bab Berred une dizaine de parlementaires du parti d’opposition Authenticité et modernité (PAM). Sur la place du village, 2 000 cultivateurs de kif les attendent pour leur communiquer leurs doléances. Les députés veulent «briser les tabous»,«en finir avec une situation hypocrite» et «sortir les agriculteurs de l’illégalité». Leur idée n’est pas de légaliser la consommation récréative du kif. Ni même sa production. Mais de réorienter les cultures vers une production thérapeutique ou industrielle. Qui, du coup, deviendrait légale.

A l’entrée de la place, des policiers en uniforme régulent la circulation. Ce qui amuse Chakib El Khayari, un militant pour la légalisation dont les idées sont aujourd’hui reprises, dans leurs grandes lignes, par les députés. «La moitié de ces cultivateurs sont recherchés et la police leur indique où se garer !» Lui-même a fait un séjour en prison, de 2009 à 2011, pour «atteinte aux corps constitués». Dans un reportage diffusé à la télévision française, il avait affirmé que certains hommes d’Etat marocains participaient au trafic de drogue.

Reboisement et apiculture

Aujourd’hui, Chakib est en contact avec le PJD (Parti de la justice et du développement), formation islamiste au gouvernement, qui s’intéresse à sa proposition de légalisation. Un parti d’opposition conservateur, l’Istiqlal, a déposé un projet de loi en décembre. Il entend «mettre fin aux souffrances des agriculteurs» et utiliser le kif pour doper le développement de la région. Le projet consiste à nationaliser la culture du cannabis. Celle-ci serait organisée par une agence d’Etat qui superviserait les cultivateurs, regroupés en coopératives. En parallèle, des sanctions seraient appliquées en cas de production à des fins autres que thérapeutiques ou industrielles.

La difficulté, c’est que ce cannabis légal a besoin de terrains larges, ensoleillés, bien irrigués. Un environnement rare dans les zones historiques de culture, comme Issaguen. Mohammed, agriculteur, voit dans ce projet un mirage de plus. «Les politiques viennent, ils parlent un peu dans les journaux, c’est tout, dit-il. L’Istiqlal est déjà venu ici il y a deux ans, on est toujours dans le pétrin.»

Né au village, Abdellatif pense que, pour la région, la seule alternative au kif est une reconversion dans un tourisme de montagne, accompagné de projets écologiques de reboisement et d’apiculture. Sans abandonner la culture historique du kif à Issaguen. «Ici, nous avons une qualité exceptionnelle. Les consommateurs pourraient venir en profiter directement chez le cultivateur. Donc plus de trafiquants et le kif reste chez nous !» Le Rifain juge que le Maroc a une dette historique envers les Sanhaja de Srair, ces tribus de la région qui ont «défendu le roi et l’intégrité territoriale». Pour lui, le royaume pourrait bien les laisser jouir d’un petit privilège. D’une faveur, comme celle qui fut par le passé accordée au village. Abdellatif se souvient : «J’étais enfant. C’était juste après l’indépendance, à la fin des années 50. Le roi Mohammed V était monté à Issaguen pour nous remercier d’avoir combattu à ses côtés. Voyant mon père, il lui a demandé : "De quoi vivez-vous ici ?" Mon père lui a tendu un bouquet de kif en répondant : "Pour l’instant, les gens vivent de ça."» Pour la récolte suivante, les paysans ont vu débarquer des fonctionnaires royaux. «Ils pesaient le kif, ils l’achetaient au bon prix et ils le brûlaient en plein air.» La solution était coûteuse. Elle n’a duré guère plus d’un an.

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