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Morceau d'étoile

La quête du bonheur

20 Septembre 2014 , Rédigé par LAURENT-PHILIPPE Publié dans #Spiritualité

1
La quête du bonheur
Philippe Fontaine
"Quand l'expérience m'eut appris que tous les
événements ordinaires de la vie sont vains et
futiles, voyant que tout ce qui était pour moi
cause ou objet de crainte ne contenait rien de
bon ni de mauvais en soi, mais dans la seule
mesure où l'âme en était émue, je me décidai
en fin de compte à rechercher s'il n'existait
pas un bien véritable et qui pût se
communiquer, quelque chose enfin dont la
découverte et l'acquisition me procureraient
pour l'éternité la jouissance d'une joie
suprême et incessante."
Spinoza : Préface au Traité de la réforme de
l'entendement (1661)
Plan analytique
I ) Le paradoxe constitutif de la quête du bonheur : une
contradiction à l'origine de la réflexion philosophique ; l'homme
veut le bonheur mais ignore les moyens d'y parvenir.
II ) L'essence de la notion de bonheur ; bonheur et satisfaction.
a) L'analyse freudienne de la dualité d'aspiration constitutive
du bonheur : ou la recherche de jouissances, ou l'évitement de
la souffrance
b) Le bonheur comme "sublimation"
c) Le bonheur n'est pas de l'ordre de la satisfaction des désirs.
III ) Le bonheur comme complétude et durabilité :
a) L'indépendance du bonheur par rapport auxx vicissitudes
de la vie quotidienne
b) Le plaisir n'est pas le bonheur, parce que le bonheur est
souci d'unification de l'existence dans sa totalité . Bonheur et
totalisation
c) La conception kantienne du bonheur comme "agrément de
la vie accompagnant sans interruption toute l'existence".
d) La critique de la conception kantienne du bonheur
e) Le bonheur comme totalité d'accomplissement, en rapport
avec l'ergon humain, c'est-à-dire le projet existentiel de
2
l'homme considéré comme un indivisible. Le bonheur est un
"tout", non une somme (P. Ricoeur).
f) Reprise de la distinction entre bonheur et plaisir, comme
distinction entre deux manières de "terminer" ce que nous
faisons (P. Ricoeur).
IV) Bonheur et "totalité" : le bonheur comme "totalité de
contentement" (P. Ricoeur) exprime l'ouverture du sentiment, qui
lui-même est l'expression de l'exigence de totalité animant la
raison humaine.
a) Le bonheur n'est donné dans aucune expérience ; il est
désigné comme conscience de direction : "je suis dirigé vers
cela même que la raison exige" (P. Ricoeur).
b) La critique schelérienne de tout eudémonisme pratique, qui
tend à orienter toute activité volontaire vers le pur
accroissement du plaisir sensoriel.
c) Le tragique aveuglement de l'époque moderne face à la
question du bonheur. L'analyse critique de Max Scheler.
d) L'être et la valeur-propre de la personne comme
fondements du bonheur et du désespoir. L'analyse de Scheler
et celle de Schopenhauer.
e) Le bonheur ne peut être la finalité de l'action humaine ; tel
est le paradoxe de tout projet de "quête du bonheur". Le
bonheur est une Idée, au sens kantien.
Conclusion : L'homme n'est pas fait pour le bonheur, qui n'est ni
un plaisir, ni une somme de plaisirs, mais une visée, une espérance,
une promesse. La quête du bonheur n'est autre que le bonheur de
la quête.
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La quête du bonheur
I) Le paradoxe constitutif de la quête du bonheur : une
contradiction à l'origine de la réflexion philosophique : l'homme
veut le bonheur, mais ignore les moyens d'y parvenir :
Que la poursuite du bonheur, ou des moyens de l'atteindre,
constitue une fin universelle de la nature humaine, c'est ce dont,
semble-t-il, on s'est avisé depuis fort longtemps. Pascal en fait
l'objet d'une de ses Pensées , mais le bonheur est l'objet de la
reflexion philosophique depuis ses origines : "Tous les hommes
recherchent d'être heureux . Cela est sans exception, quelques
différents moyens qu'ils y emploient." De son côté, au livre III de
son De rerum Natura , Lucrèce écrit : "l'homme est un malade qui
ne connaît pas la cause de son mal". Quel est ce mal ? L'homme sait
ce qu'il veut : il cherche la satisfaction, la plénitude ; en un mot, il
veut être heureux. Et cependant, il est malheureux, mécontent,
insatisfait. Quelle est donc l'origine de cette "misère" ? Telle est la
question philosophique qui trouve sa source dans une constatation
étonnante : la contradiction entre le spectacle de la vie
déraisonnable des hommes, et la définition de l'homme comme
"animal raisonnable" (Aristote). Le point de départ de la réflexion
philosophique est donc fondamentalement intéréssé : il y va de
moi, car, ce dont il s'agit en cherchant à élucider les causes du
mal, c'est bien de les supprimer , afin de produire une vie sensée.
Mais quelles sont donc ces causes ?
L'homme, nous l'avons dit, sait ce qu'il veut. Mais sait-il
comment réaliser ce bonheur qu'il pose comme fin suprême de
son existence ? La réponse philosophique est catégoriquement
négative : l'homme est mécontent parce qu'il se trompe. Son mal
réside dans un quiproquo tragique : il prend pour biens des biens
illusoires qui ne peuvent lui assurer ce qu'il cherche : plaisirs,
richesse, etc, sont ainsi des pseudo-biens, et cela essentiellement
parce qu'ils ne se suffisent pas à eux-mêmes, extérieurs qu'ils sont
à notre nature spécifique. Une équation capitale s'instaure entre la
vie passionnelle et la vie déraisonnable. Mais le remède se déduit
de sa description même : il faut que l'âme désire ce qu'elle veut
vraiment posséder. Or, ce ne peut être qu'elle-même. Le bonheur
trouve donc sa source dans la possession de la raison par ellemême.
La connaissance, exercice même de la raison, semble donc
bien être ce Bien inaliénable, ce "souverain bien", seul susceptible
de nous satisfaire. Le bonheur consiste donc , pour le philosophe,
en "une activité de l'âme conforme à la raison." (Aristote : Ethique
4
à Nicomaque , I). Apparaît déjà chez Aristote une idée que nous
retrouverons plus tard, chez d'autres philosophes : le bonheur est
la fin la plus haute qui soit assignée à l'âme , et pour cette raison
ne saurait être rapportée à la simple possession d'une chose . Le
bonheur est l'activité "qui est conforme à la vertu la plus parfaite,
c'est-à-dire celle de la partie de l'homme la plus haute." (Aristote :
Ethique à Nicomaque , X, VII, tr. J. Tricot).
Le philosopher tire donc sa source d'un mécontentement
fondamental (c'est-à-dire de la prise de conscience de sa servitude,
de son aliénation, de sa passion), et se manifeste par un choix. Le
philosophe n'est pas un être raisonnable, mais un être qui se
décide à le devenir. La vie raisonnable n'existe pas ; ce n'est donc
pas une donnée, mais une tâche à accomplir. Ce qui fait le
philosophe, c'est l'ignorance accompagnée de la conscience de
l'ignorance ; c'est l'état intermédiaire entre l'ignorance qui
s'ignore et le savoir réalisé. Est philosophe celui qui désire acquérir
un bien dont il a conscience d'être dépourvu : le savoir.
On le voit, connaître la raison de l'insatisfaction, chercher la vie
susceptible de m'apporter la satisfaction, tout cela nécessite une
réflexion théorique qui consiste à déterminer la nature du
"souverain bien" et les conditions de son acquisition. Le problème
de la vérité est donc en fait subordonné au problème du bonheur
et du Bien. Je veux connaître pour savoir ce que je dois faire. Je
veux philosopher pour conduire ma vie de façon sensée. Savoir est
savoir pour réaliser en l'homme l'humanité de l'homme. En quoi
consiste cette vie philosophique, censée nous assurer la
satisfaction ? Spinoza décrit en ces termes les conditions
d'avènement du choix philosophique : "Quand l'expérience m'eut
appris que tous les événements ordinaires de la vie sont vains et
futiles (...) , je me décidai en fin de compte à rechercher s'il
n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque
chose enfin dont la découverte et l'acquisition me procurerait pour
l'éternité la jouissance d'une joie suprême et incessante (...) Ce qui
nous occupe le plus souvent dans la vie, et ce que les hommes,
comme on peut le conclure de leurs actes, estiment comme le
souverain bien, peut se ramener à ces trois choses : la richesse, les
honneurs et les plaisirs sensuels. Or, l'esprit est tellement absorbé
par ces trois choses qu'il peut à peine penser à quelque autre bien
(...) Or, toutes les choses que recherche le vulgaire, non seulement
ne procurent aucun remède pour la conservation de notre être,
mais encore y font obstacle et causent souvent la perte de qui les
possède et toujours celle de ceux qui en sont possédés (...) Ces
maux me semblèrent venir de ce que toute notre félicité et notre
misère dépendent de la seule qualité de l'objet auquel nous
sommes attachés par amour. Car on ne dispute jamais à propos
d'un objet qu'on n'aime pas. S'il fait défaut, nulle tristesse, si un
autre le possède, nulle envie, nulle crainte, nulle haine et en un
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mot, nulle émotion. Voilà au contraire ce qui arrive si l'on aime les
choses périssables, comme le sont toutes celles dont nous venons
de parler . Mais l'amour d'une chose éternelle et infinie nourrit
l'âme d'une joie sans mélange et sans tristesse (...) Et le souverain
bien consiste pour le sage à jouir d'une telle nature avec d'autres
individus, si possible. Ce qu'est cette nature, nous le montrerons
en son lieu : c'est la connaissance de l'union de l'esprit avec la
nature totale. Voilà donc la fin vers laquelle je tends : acquérir
cette nature supérieure et tenter que d'autres l'acquièrent avec
moi." (Spinoza : Préface au Traité de la Réforme de l'Entendement
, in : Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, "Pleïade", pp. 102 à
106). ).
Un tel texte permet, indirectement, de mettre en évidence le
paradoxe constitutif de la quête du bonheur : car si l'exercice de la
raison est identifié par la philosophie, depuis son origine, comme
la condition même de la satisfaction et de la plénitude, il reste que
l'homme est cet "animal raisonnable", dont la raisonnabilité est
précisément de l'ordre de la tâche, de la conquête, et non du fait,
de la donnée immédiate. Nous ne sommes pas tant "raisonnables"
que nous n'avons à le devenir. Si la raison est bien la voie du
bonheur, et sa condition de possibilité, encore faut-il que l'homme
fasse le choix de la raison, pour accéder au bonheur ; c'est dire
que nulle nécessité ne s'impose ici à l'homme, exposé, du fait
même de sa finitude, au malheur et à l'insatisfaction. C'est ce que
remarquait Kant, qui, dans les Fondements de la métaphysique des
moeurs , écrivait : "Puisque, en effet, la raison n'est pas
suffisamment capable de gouverner sûrement la volonté à l'égard
de ses objets et de la satisfaction de tous nos besoins (qu'ellemême
multiplie pour une part), et qu'à cette fin un instinct naturel
inné l'aurait plus sûrement conduite (...) " (Kant : Fondements de
la métaphysique des moeurs , Première section, tr. fr. V. Delbos,
Paris, Delagrave, 1966, p. 93 ). En d'autres termes, pour ce qui
concerne la réalisation du bonheur, la raison est un instrument
beaucoup moins efficace que ne l'aurait été l'instinct, dont on sait
à quel point le caractère de savoir-faire préformé et stéréotypé lui
confère une redoutable efficacité dans la prescription infaillible de
comportements utiles à l'espèce. Mais, d'un autre côté, préférer
l'instinct à la raison reviendrait à faire peu de cas de ce qui est
précisément la condition du bonheur : à savoir la conscience
d'être heureux. De la raison comme moyen d'accès au bonheur,
nous pouvons donc dire ici ce que Freud disait de la conscience :
elle est peu de choses, mais c'est tout ce que nous avons.
Mais cet aspect ressortira d'autant plus nettement que nous
aurons défini avec rigueur l'essence même de cette notion de
bonheur, et montré à quel point elle ne saurait concerner, et
n'avoir sens, que pour un "animal raisonnable". En quoi la quête du
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bonheur ne concerne-t-elle qu'un être qui se définit par sa
raisonnabilité ?
II) L'essence de la notion de bonheur ; bonheur et satisfaction
Remarquons tout d'abord que le bonheur est défini
communément à l'aide de la notion de satisfaction : le bonheur est
conçu comme une satisfaction pleine et entière de tous les désirs
individuels. A ce titre, il se pose non comme une fin provisoire
pouvant servir ensuite de moyen à la satisfaction d'autres désirs,
mais comme une fin en soi, une fin dernière. De là procède l'idée
que le bonheur suprême, ou le souverain bien, consisterait dans
la satisfaction de tous les besoins et de tous les désirs : un état
dans lequel disparaîtrait tout ce qui porte la marque du manque
(besoins ou désirs). Le manque, en effet, engendre la souffrance et
le besoin, et il n'est pas de bonheur possible là où la souffrance se
fait sentir ; il apparaît alors une première ambiguïté attachée à la
notion de bonheur. Le bonheur résulte-t-il de la satisfaction
(positive) de tous nos désirs (Calliclès), ou plutôt de la suppression
(négative) de toute souffrance (Schopenhauer) et de tout manque
? Freud a bien noté cette dualité constitutive de l'aspiration
universelle du genre humain au bonheur : "Quels sont, demande-til,
les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des
hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent-ils ? On n'a
guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au
bonheur ; les hommes veulent être heureux et le rester. Cette
aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif : d'un côté
éviter douleur et privation de joie, de l'autre rechercher de fortes
jouissances. En un sens plus étroit, le terme "bonheur" signifie
seulement que ce second but a été atteint." (Freud : Malaise dans la
civilisation , tr. fr. Ch. et J. Odier, PUF, 1971, p. 20). C'est donc ce
que Freud appelle le "principe de plaisir" qui gouverne l'existence
de l'homme et détermine le but de la vie, en imposant dès les
origines son autorité sur les opérations de l'appareil psychique. Il y
a pourtant une difficulté de taille : car comme le note sobrement
Freud, un tel programme (faire en sorte que toute sa vie soit
gouvernée par le principe de plaisir) est "abolument irréalisable ;
tout l'ordre de l'univers s'y oppose ; on serait tenté de dire qu'il
n'est point entré dans le plan de la "Création" que l'homme soit
heureux. Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte
d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une
haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de
phénomène épisodique." (Ibid. p. 20). Tout ce que l'homme peut
donc espérer, au mieux, se réduit, négativement, à l'absence de
souffrance, et, positivement, à une satisfaction pulsionnelle
éphémère et contingente ; seule l'impression de "contraste" peut
donner l'illusion de vivre un moment de bonheur : "Toute
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persistance d'une situation qu'a fait désirer le principe du plaisir
n'engendre qu'un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits
que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance
intense, alors que l'état lui-même ne nous en procure que très
peu." (Ibid. p. 20-21). En note, Freud ajoute malicieusement : "
Goethe va jusqu'à prétendre : "Rien n'est plus difficile à supporter
qu'une série de beaux jours." Cela doit quand même être une
exagération." (Ibid. p. 21 note 1). En fait, c'est dans la constitution
de la nature humaine elle-même qu'il faut chercher les raisons de
cet échec à éprouver un véritable bonheur : "Nos facultés de
bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Or, il nous est
beaucoup moins difficile de faire l'expérience du malheur." 1 La
quête du bonheur se réduit donc, aux yeux de Freud, à la simple
tentative pour éviter les souffrances de toutes sortes : "Ne nous
étonnons point si sous la pression de ces possibilités de souffrance,
l'homme s'applique d'ordinaire à réduire ses prétentions au
bonheur (...) et s'il s'estime heureux déjà d'avoir échappé au
malheur et surmonté la souffrance ; si d'une façon générale la
tâche d'éviter la souffrance relègue à l'arrière-plan celle d'obtenir
la jouissance." (Ibid. p. 21).
On mesure à quel point, selon Freud, l'homme est inévitablement
amené à "en rabattre" quant à son aspiration au bonheur, et ce,
pour des raisons objectives et nécessaires sur lesquelles il ne peut
pratiquement pas agir ; en effet, le bonheur ne peut être, pour
Freud, que de l'ordre d'une satisfaction pulsionnelle, à laquelle, la
plupart du temps, le monde extérieur oppose un interdit formel.
Dès lors, il est remarquable que Freud recoure à un autre type de
satisfaction , qui reste certes pulsionnelle, mais qui implique
qu'une profonde transformation affecte la pulsion : c'est le
processus de sublimation : "Une autre technique de défense
contre la souffrance recourt aux déplacements de la libido , tels
que les permet notre appareil psychique et grâce auxquels il gagne
tant en souplesse. Le problème consiste à transposer de telle sorte
les objectifs des instincts que le monde extérieur ne puisse plus
leur opposer de déni ou s'opposer à leur satisfaction. Leur
sublimation est ici d'un grand secours. On obtient en ce sens le
résultat le plus complet quand on s'entend à retirer du labeur
intellectuel et de l'activité de l'esprit une somme suffisamment
élevée de plaisir. La destinée alors ne peut plus grand chose contre
vous." (Ibid. p. 24-25). Contre toute attente, Freud retrouve ici une
1 Freud : Malaise dans la civilisation , op. cit. p. 21. Freud précise les raisons pour
lesquelles la "constitution" même de l'homme l'expose à la souffrance : "La souffrance
nous menace de trois côtés : dans notre propre corps qui, destiné à la déchéance et à la
dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d'alarme que constituent la douleur
et l'angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et
inexorables pour s'acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième menace enfn
provient de nos rapports avec les autres êtres humains." Ibid. p. 21.
8
des intuitions les plus anciennes de la philosophie concernant la
question du bonheur, et le fait résider, non dans une satisfaction
pulsionnelle brute, une simple décharge libidinale, mais dans une
activité "plus délicate et plus élevée", celle de l'activité
intellectuelle et de la réflexion. Il reste pourtant que la sublimation
constitue encore un destin "pulsionnel", et qu'elle se caractérise
par un certain nombre d'insuffisances : elle constitue une
satisfaction moins intense "en regard de celle qu'assure
l'assouvissement des désirs pulsionnels grossiers et primaires", elle
n'est "pas d'un usage général, mais à la portée d'un petit nombre
seulement. Elle suppose précisément des dispositions ou des dons
peu répandus, en une mesure efficace au moins. Et même à ces
rares élus, elle ne saurait assurer une protection parfaite contre la
douleur, ni les revêtir d'une cuirasse impénétrable aux coups de la
destinée ; enfin elle devient inefficace quand la source de la
souffrance réside dans notre propre corps." (Ibid. p. 25). En
d'autres termes, la sublimation procure certes aux "heureux élus"
une certaine somme de plaisirs, mais elle est bien loin de leur
garantir la jouissance d'un bonheur véritable. L'analyse freudienne
est donc bien loin de nous fournir une définition suffisante du
bonheur, et même de nous indiquer avec précision comment il
serait possible de le réaliser empiriquement. La conclusion qu'en
tire Freud est donc modeste : "Si le programme que nous impose le
principe du plaisir, et qui consiste à être heureux, n'est pas
réalisable, il nous est permis pourtant - non, disons plus justement
: il nous est possible - de ne pas renoncer à tout effort destiné à
nous rapprocher de sa réalisation. On peut, pour y parvenir,
adopter des voies très différentes selon qu'on place au premier
plan son aspect positif, obtenir la jouissance ; ou bien son aspect
négatif, éviter la souffrance. Mais nous ne saurions réaliser tout ce
que nous souhaitons par aucune de ces voies." (Ibid. p. 29). A cette
relativité des conditions grâce auxquelles il serait possible
d'atteindre, non pas le bonheur, mais une satisfaction minimale de
l'existence s'ajoute une autre détermination : "Pris dans ce sens
relatif, précise en effet Freud, le seul où il paraisse réalisable, le
bonheur est un problème d'économie libidinale individuelle. Aucun
conseil ici n'est valable pour tous, chacun doit chercher par luimême
la façon dont il peut devenir heureux." (Ibid. p. 29-30). De
nombreux facteurs interviendront en effet dans le choix du chemin
à suivre : la capacité propre à chacun de se rendre indépendant du
monde extérieur, voire de le modifier au gré de ses désirs, capacité
déterminée par la constitution psychique de l'individu 1 . Il reste
1 Freud : Malaise dans la civilisation , op. cit. p. 30 : "L'homme au tempérament surtout
érotique mettra au premier rang les relations affectives avec autrui, le narcissiste
enclin à se suffire à lui-même recherchera les jouissances essentielles parmi celles
qu'il retire de sa vie intérieure, l'homme d'action ne lâchera pas un monde avec lequel i l
est apte à se mesurer." Encore faut-il ajouter, avec Freud, que "Toute décision extrême
9
qu'"il y a quantité de chemins pour conduire au bonheur, tel du
moins qu'il est accessible aux hommes ; mais il n'en est point qui y
mène à coup sûr." (Ibid. p. 31).
Il est tentant de rapprocher le pessimisme freudien, sur cette
question, de celui du philosophe qui a sans doute profondément
influencé Freud : Schopenhauer. Ce dernier se prononce, lui aussi,
pour le caractère illusoire de la recherche du bonheur, comptetenu
du fait que la vie comporte essentiellement douleurs,
souffrances, maladies, soucis, etc ; mais il ajoute une remarque
essentielle concernant l'essence même du bonheur recherché :
"Une des plus grandes chimères, que nous suçons avec le lait de
l'enfance et dont nous ne sommes que tardivement débarrassés,
est précisément que la valeur empirique de la vie réside dans ses
plaisirs , qu'il existe des joies et des possessions qui rendent
positivement heureux : on cherche donc à les acquérir jusqu'à ce
que le desengano (la désillusion) arrive trop tard, jusqu'à ce que
lors d'une chasse au bonheur et au plaisir, qui ne sont pas du tout
réellement disponibles, nous ayons trouvé ce qui est réellement
disponible : douleur, souffrance, maladie, souci et mille autres
choses. " (Schopenhauer : L'art d'être heureux , tr. fr. J.L. Schlegel ,
Seuil, 2001, p. 63). On le voit, Schopenhauer ne croit guère à la
possibilité pour l'homme d'atteindre à un bonheur véritable, mais
cet échec programmé pourrait bien tenir à la fausse équation trop
souvent établie entre le bonheur et le plaisir ; s'il est illusoire de
croire que la "valeur empirique de la vie réside dans ses plaisirs ",
n'est-ce pas tout simplement que le bonheur ne saurait se réduire
au plaisir, ni même à une simple somme de plaisirs ?
III) Le bonheur comme complétude et durabilité
Nous ne pourrons donc répondre à cette interrogation, semble-til,
qu'en approfondissant le sens de la relation existant entre les
notions de bonheur et de satisfaction de plaisirs. De nombreuses
théories se fondent en effet sur le postulat selon lequel le bonheur
se réduit précisément à la satisfaction illimitée de plaisirs ; mais
une telle identification est-elle légitime ? Communément, l'homme
heureux est considéré comme un être "comblé" 1 : et le bonheur
comportera une sanction en faisant courir au sujet les dangers inhérents à l'insuffisance
de toute technique vitale exclusive. De même que le commerçant avisé évitera de placer
tout son capital dans une seule affaire, de même la sagesse conseillerait peut-être de ne
pas attendre toute satisfaction d'un penchant unique. Le succès n'est jamais certain ; i l
dépend du concours de nombreux facteurs..." Ibid. p. 30.
1 La plupart des définitions du bonheur insistent sur ce caractère de complétude et
d'"être comblé" ; ainsi, R. Misrahi peut-il le définir en ces termes : le bonheur, saisi
dans son acception générale "est la forme et la signification d'ensemble d'une vie qui se
considère réflexivement elle-même comme comblée et comme signifiante, et qui
s'éprouve elle-même comme telle. Le bonheur est le sentiment vécu de la conscience
lorsqu'elle se dépasse actuellement vers une partie plus ou moins longue de sa vie, et
10
implique l'assouvissement sans réserve de tous les désirs. Encore
convient-il pourtant de constater que le bonheur n'est pas
réductible à la satisfaction de tel ou tel besoin ou désir particulier ;
satisfaire ponctuellement un besoin n'est pas encore être heureux.
Le bonheur n'est pas seulement la satisfaction limitée d'un besoin
limité ; c'est pourquoi il ne suffit pas de manger à sa faim, ou de
boire selon sa soif, pour connaître le bonheur. On ne saurait
méconnaître ici la dimension de durée, de "durabilité", si l'on peut
dire, qui s'attache à l'idée même du bonheur ; le caractère de
"complétude" implique directement celui de durabilité : ce qui
explique d'ailleurs que le bonheur ne puisse se réduire à une
satisfaction limitée dans le temps. Comme le note Max Scheler :
"C'est ainsi qu'il appartient par essence à la "béatitude" et à son
opposé le "désespoir", quel que soit le temps pendant lequel ils se
conservent objectivement , de persister et de durer à travers la
vicissitude des "heurs" et des "malheurs" ; au "bonheur" et au
"malheur", il appartient par essence de persister et de durer à
travers la vicissitude des "joies" et des "peines", à une "joie" et à
une "peine" de persister et de durer à travers la vicissitude, par
exemple, d'états de "bien-être" et de "malaise" (d'ordre vital) ; au
"bien-être" et au "malaise" de persister et de durer à travers la
vicissitude d'états de "plaisir" et de "douleur" d'ordre sensoriel. Ici,
la "qualité" des expériences-vécues de caractère affectif contient
aussi la durabilité en vertu d'une nécessité d'essence." (Max
Scheler : Le formalisme en éthique et l'éthique matériale des
valeurs , tr. fr. p. 113). L'état de bonheur, par définition, n'est pas
la conséquence immédiate et actuelle d'une satisfaction ponctuelle
d'un besoin ou d'un désir, mais il la transcende ; loin de dépendre
de telle satisfaction particulière, le bonheur en est indépendant,
parce qu'il constitue la coloration subjective de l'existence dans sa
totalité .
En effet, si le bonheur enveloppe l'alternance des vicissitudes de
la vie extérieure, c'est qu'il ne s'y réduit pas 1 , sauf à confondre
qu'elle saisit tout ou partie du temps qu'elle a vécu et qu'elle est en train de vivre. Le
bonheur est donc à la fois une appréhension réflexive de la vie de l'individu dans sa
durée, par l'individu existant dans son actualité présente, et un sentiment qualitatif de
plénitude et de satisfaction concernant ce Tout de l'existence, saisi par la conscience
actuelle." R. Misrahi : Le bonheur. Essai sur la joie , Hatier, 1994, p. 52.
1 Ce caractère d'indépendance du bonheur par rapport aux événements de la vie
quotidienne se trouve affirmé par la philosophie grecque ; on en trouve un bel exemple
chez Plotin, pour qui le bonheur est la conséquence de la "vie complète" : "Si donc
l'homme est capable de posséder la vie complète, il est également capable d'être heureux
(...) Puisque nous affirmons que le bonheur existe aussi chez les hommes, il faut
rechercher de quelle manière il existe. De la manière suivante : l'homme a la vie
complète, quand il possède non seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner et
l'intelligence véritable. (...) Mais est-ce qu'il possède cette vie comme on possède une
chose différente de soi-même ? Non pas, puisqu'il n'est pas d'homme qui ne la possède
ou bien en puissance ou bien en acte (s'il la possède en acte, nous le disons heureux).
Dirons-nous que cette forme de vie, cette vie complète, est en lui comme une partie de
11
l'affectivité animale et l'affectivité proprement humaine. Le
bonheur n'a de sens que comme projet, ou visée existentielle
proprement humaine ; n'est-ce pas reconnaître qu'il ne saurait
s'identifier à la simple satisfaction du besoin, même répétée ? C'est
par là que le plaisir n'est pas le bonheur, et que l'homme se
distingue de l'animal : "L'animal, lui, vit dans un monde
environnant fini ; il est borné à la satisfaction régulière de ses
instincts et aux valeurs qui correspondent à cette satisfaction (...)
La vie animale est toujours déjà achevée et c'est pourquoi l'effort
pour être une personne n'appartient qu'à l'homme comme acte
d'achèvement de l'inachevé (...) Le sujet fait preuve d'un autre
souci par lequel il s'arrache aux simples valeurs relatives d'une
subjectivité actuelle et donne à sa vie l'unité d'une vie polarisée
vers des valeurs toujours plus hautes. En surmontant les valeurs du
plaisir pour accéder aux véritables valeurs objectives, universelles,
le sujet prend conscience de valeurs qui exigent qu'il se décide
absolument pour elles. " (E. Housset : Personne et sujet selon
Husserl , p. 236-237). Le bonheur est indissociable d'un souci
d'unification de l'existence considérée comme un tout ; c'est cet
aspect de totalisation du bonheur que certains philosophes, dans
la tradition, ont mis en avant, et que P. Ricoeur explicite en ces
termes : " Ce que nous visons, par le terme de bonheur, ce n'est
pas une forme particulière de transgression ou de transcendance
humaine, mais la visée totale de tous les aspects de transgression :
"Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout
choix, déclare Aristote, tendent vers quelque bien, à ce qu'il
semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi
lui-même ? Distinguons : les autres hommes la possèdent bien comme une partie d'euxmêmes,
parce qu'ils la possèdent seulement en puissance ; mais l'homme heureux est
celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu'à
s'identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l'environner, sans qu'on
puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu'il cesse de les vouloir et
qu'elles ne sauraient adhérer à lui que par l'effet de sa volonté. Qu'est-ce que le bien
pour cet homme ? Il est son bien à lui-même, grâce à la vie parfaite qu'il possède."(
Plotin : Première Ennéade , I, 4, tr. E. Brehier, Belles Lettres, 1997, p. 81). Rien
d'extérieur ne peut plus atteindre le sage, sauf s'il en décide lui-même par décret de sa
volonté ; mais il est le bien pour lui-même, et, à ce titre, se suffit à lui-même, en sorte
que "dans cet état, il ne cherche plus rien." "L'homme sage n'a besoin que de lui-même
pour être heureux et acquérir le bien ; il n'est de bien qu'il ne possède." Les choses
qu'il peut éventuellement rechercher ne lui sont pas indispensables, à lui, mais
seulement "aux choses qui lui appartiennent", comme le corps, par exemple : "L'homme
connaît ces biens du corps et il les lui donne sans rien entamer de sa propre vie à lui."
L'essentiel, en effet, est qu'aucun événement extérieur n'ait de véritable pouvoir sur lui
: "Dans la chance adverse, son bonheur n'est pas amoindri : il est immuable, comme la vie
qu'il possède ; quand ses proches ou ses amis meurent, il sait ce qu'est la mort, et ceux
qui la subissent le savent aussi, s'ils sont des sages ; la perte de ses proches et de ses
parents n'émeut en lui que la partie irrationnelle dont les peines ne l'atteignent pas."
(Ibid. p. 83). Bref, le sage est inaccessible et indifférent aux revers de la fortune : " Son
activité n'est nullement entravée par la fortune ; elle change seulement, lorsque change
son sort ; mais elle est toujours belle, et elle est peut-être d'autant plus belle que les
circonstances lui sont moins favorables." (Ibid. Première Ennéade, 13, op. cit. p. 99).
12
toutes choses tendent." (Ethique à Nicomaque , I, 1, 1094 a, 1-4 ;
tr. Tricot). Mais alors, c'est l'acte de l'homme dans son indivision
et sa totalité qu'il faut interroger. Or, cet "acte de l'homme", je ne
peux le saisir d'emblée ; il me faut le composer progressivement à
partir du concept théorétique de sens ; sinon ce que je désignerai
sous le nom de bonheur ne sera pas le souverain bien, c'est-à-dire
"ce en vue de quoi on fait tout le reste" ; mais le bonheur sera
seulement le rêve vague d'un "agrément de la vie accompagnant
sans interruption toute l'existence" (Kant ). " (P. Ricoeur :
Philosophie de la volonté. Finitude et culpabilité ; L'homme faillible
, Paris, Aubier-Montaigne, 1960, p. 81).
P. Ricoeur se montre ici très critique à l'égard de la conception
kantienne du bonheur ; dans la Critique de la raison pratique , en
effet, Kant définit le bonheur de la façon suivante : "La conscience
qu'a un être raisonnable de l'agrément de la vie (von der
Annehmlichkeit des Lebens ) accompagnant sans interruption toute
son existence est le bonheur ..." (Kant : Critique de la raison
pratique , 1 ère partie, théorème II ; tr. fr. F. Picavet, Paris, PUF,
1971, p. 20). Or, aux yeux de Kant, le bonheur, ainsi défini, n'est
pas le motif moral ni le critère de la moralité, car il n'est pas
propre à fournir le principe d'une législation 1 . La volonté morale
doit être déterminée indépendamment de tout but ou mobile
"eudémonique" (eudemonia : le bonheur) , dans la mesure même
où l'action morale doit être désintéressée (elle doit être effectuée
par "pur respect pour la loi morale"). Le bonheur est certes une fin
que l'on peut supposer être effectivement poursuivie par tous les
êtres raisonnables 2 , mais il ne saurait être, pour autant, élévé à la
dignité d'un principe suprême de la moralité, car il souffre de
particularité et de contingence ; comme le note Kant, s'il était aussi
facile de donner un concept déterminé du bonheur, la cause serait
entendue depuis longtemps, "car ici comme là l'on pourrait dire
que qui veut la fin veut aussi (nécessairement selon la raison) les
moyens indispensables d'y arriver qui sont en son pouvoir. Mais,
par malheur, le concept de bonheur est un concept si indéterminé
que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux,
1 Dans la mesure même où la quête du bonheur est un fait universel, il n'y a pas de sens
à en faire l'objet d'un commandement de la raison, c'est-à-dire d'un devoir : "Le bonheur
personnel , en effet, est une fin propre à tous les hommes (en raison de l'inclination de
leur nature), mais cette fin ne peut jamais être regardée comme un devoir, sans que l'on
se contredise. Ce que chacun inévitablement veut déjà de soi-même ne peut appartenir au
concept du devoir ; en effet, le devoir est une contrainte en vue d'une fin qui n'est pas
voulue de bon gré. C'est donc se contredire que de dire qu'on est obligé de réaliser de
toutes ses forces son propre bonheur." (Kant : Métaphysique des moeurs , Doctrine de la
vertu, Introduction, IV, tr. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 56.)
2 Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs , 2 ème section : "Il y a cependant
une fin que l'on peut supposer réelle chez tous les êtres raisonnables (...) , par
conséquent un but qui n'est pas pour eux une simple possibilité , mais dont on peut
certainement admettre que tous se le proposent effectivement en vertu d'une nécessité
naturelle, et ce but est le bonheur ." Tr. fr. V. Delbos, Paris, Delagrave, 1966, p. 127.
13
personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que
véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les
éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur
ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à
l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur un tout
absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans
toute ma condition future est nécessaire. Or il est impossible qu'un
être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le
suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici
véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que
de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup
de connaissances et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui
donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une
manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se
dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien
que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien
assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond
que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la
santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où
aurait fait tomber une santé parfaite, etc ! Bref, il est incapable de
déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce
qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait
l'omniscience." (Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs
, op. cit. 2 ème section, p. 131-132). 1 C'est pourquoi le principe
du bonheur personnel ne peut être connu qu'empiriquement, et
constitue un motif déterminant de la faculté de désirer ; à ce titre,
il ne saurait commander absolument dans l'ordre moral. Ce en
quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment
particulier de plaisir et de peine qu'il éprouve ; la particularité et la
contingence irréductibles de cette détermination subjective du
bonheur ne peuvent donc prétendre à s'ériger en loi universelle et
nécessaire de l'action morale.
Mais là n'est pas l'essentiel pour notre propos ; car nous
pouvons remarquer que la définition du bonheur retenue par Kant
insiste sur son caractère de somme de plaisirs, comme l'atteste la
1 L'indétermination de la définition du bonheur quant au contenu est sans doute l'une
des déterminations les plus récurrentes, depuis l'antiquité, concernant cette notion ; un
auteur contemporain résume bien cette polysémie originaire : " Rien de plus vague que
l'idée de donheur, ce vieux mot prostitué, frelaté, tellement empoisonné qu'on voudrait
le bannir de la langue. Depuis l'Antiquité, il n'est rien d'autre que l'histoire de ses sens
contradictoires et successifs : déjà saint Augustin en son temps dénombrait pas moins
de 289 opinions diverses sur le sujet, le XVIII ème siècle lui consacrera près de
cinquante traités et nous ne cessons de projeter sur les époques anciennes ou sur
d'autres cultures une conception et une obsession qui n'appartiennent qu'à la nôtre. I l
est dans la nature de cette notion d'être une énigme, une source de disputes
permanentes, une eau qui peut épouser toutes les formes mais qu'aucune forme n'épuise.
Il est un bonheur de l'action comme de la contemplation, de l'âme comme des sens, de la
prospérité comme du dénuement, de la vertu comme du crime. " P. Bruckner : L'Euphorie
perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur , Grasset-Livre de Poche, 2000, p. 15.
14
référence à la faculté de désirer. Mais, encore une fois, le bonheur
n'est-il pas tout autre chose ? Tout se passe comme si Kant n'avait
pas vu que le bonheur est totalité de sens et de contentement, et
pas seulement somme de plaisirs ou principe matériel de la faculté
de désirer. Comme l'explique P. Ricoeur : " Il y a donc une première
idée naïve du bonheur qui doit être réduite pour qu'apparaisse
son sens plénier. Cette idée naïve, c'est celle qui procède d'une
analyse immédiate des actes humains considérés isolément ; ces
actes tendent vers une conscience de résultat - satisfaction ou
suppression de peine - , où l'action trouve un repos provisoire.
L'imagination errante prolonge indéfiniment ce point de repos ;
croyant l'éterniser, elle l'étire et le perpétue ; elle reste dans la
perspective indéfiniment finie de la dilection de soi-même. Le
bonheur est tout autre chose ; ce n'est pas un terme fini ; il doit
être à l'ensemble des visées humaines ce qu'est le monde à l'égard
des visées de perception ; de même que le monde est l'horizon de
la chose , le bonheur est l'horizon à tous égards. Le monde n'est
pas l'horizon à tous égards ; il n'est que la contrepartie d'un genre
de finitude et d'un genre d'attitude : ma finitude et mon attitude
pour la chose ; l'idée de monde n'est totale que dans une
dimension ; c'est seulement un infini dans un genre, l'infini dans le
genre de la chose ; mais la "chose" est une abstraction de la réalité
intégrale. Aussi faut-il dépasser l'idée de monde vers une idée telle
que nous ne saurions la concevoir plus étendue, plus ample que
nous ne l'expérimentons, comme Descartes le disait de la volonté."
(P. Ricoeur : L'homme faillible , p. 81 ).
Mais il apparaît bientôt que la référence au seul désir est
impuissante à rendre compte du sens de la quête du bonheur,
parce que quelque chose dépasse, en l'homme, l'aspiration à la
satisfaction du désir , qui est le mouvement même de la réflexion :
"C'est ici qu'une analyse immédiate de la désirabilité humaine qui
ferait l'économie de l'étape transcendantale de la réflexion, tourne
court. Elle n'a pas de quoi distinguer cette totalité d'achèvement à
quoi vise l'"acte de l'homme"', du sentiment, imaginairement
prolongé, d'avoir atteint un résultat, rempli un programme,
triomphé d'une difficulté. On le voit bien avec l'analyse
aristotélicienne du bonheur : le Stagirite se borne à discerner le
bonheur de la visée de fait du désir humain : "le principe en cette
matière est le fait", dit-il ; mais la réflexion psychologique directe
ne peut distinguer la totalité d'accomplissement d'une simple
somme d'agréments : le "préféré suprême", l'"unique désirable",
reste mêlé au "bien-vivre". C'est pourquoi il était nécessaire que
Kant commençât par exclure le bonheur de la recherche du
"principe" de la moralité en le repérant du côté de la puissance de
désirer et en l'identifiant à l'amour-propre : "la conscience qu'a un
être raisonnable de l'agrément de la vie accompagnant sans
interruption toute son existence est le bonheur et le principe de
15
prendre le bonheur pour principe suprême de détermination du
libre choix est le principe de l'amour de soi." (Kant : Critique de la
raison pratique , op. cit. p. 20-21). (...) Mais cette épochè du
bonheur, compris dans l'agrément durable de la vie, restitue le
problème authentique du bonheur, en tant que totalité
d'accomplissement. Ce n'est pas en effet la "faculté de désirer"
qu'il faudrait pouvoir interroger, mais ce qu'Aristote appelait
l'ergon humain, c'est-à-dire le projet existentiel de l'homme
considéré comme un indivisible ; l'investigation de l'agir humain et
de sa visée la plus vaste et la plus ultime révélerait que le bonheur
est une terminaison de destinée et non une terminaison de désirs
singuliers ; c'est en ce sens qu'il est un tout , et non une somme ;
c'est sur son horizon que se détachent les visées partielles, les
désirs égrenés de notre vie ." (P. Ricoeur : L'homme faillible , p. 81
)
Cette distinction entre deux types de "terminaison", c'est-à-dire
deux manières de "terminer" ce que nous faisons est essentielle à
la compréhension du phénomène du bonheur : "Il existe, écrit P.
Ricoeur, deux manières de "terminer" : l'une achève et parachève
des opérations isolées, partielles ; c'est le plaisir ; à l'autre, il
appartient de parfaire ce que Aristote appelait l'ergon , l'oeuvre
de l'homme, ce que Kant appelle la Stimmung , la destination de
l'homme, et ce que les modernes appellent la destinée ou le projet
existentiel de l'homme : c'est le Bonheur ou la Béatitude. Le plaisir
est un achèvement fini, parfait dans la limitation, comme Aristote
l'a admirablement montré. Quant au bonheur, il ne peut être
compris par extension du plaisir ; car sa manière de terminer n'est
pas réductible à une simple somme, à une addition d'agréments
sans cesse renouvelés et que la mort interromprait ; le Bonheur
n'est pas une somme , mais un tout . C'est ce que Kant n'a pas
considéré , lorsqu'il a critiqué l'idée du bonheur ("l'agrément de la
vie accompagnant sans interruption toute l'existence" , Critique de
la raison pratique ) ; sa conception est celle d'une addition, d'une
somme de simples "consciences de résultats" (Scheler)" (P.
Ricoeur: A l'école de la phénoménologie , p. 257-258).
IV) Bonheur et "totalité" ; le bonheur comme "totalité de
contentement" (P. Ricoeur) et son rapport à l'exigence de totalité
constitutive de la raison humaine :
Le bonheur ne saurait donc se résumer à une simple totalité
additive, où les plaisirs s'ajouteraient les uns aux autres ; mais la
question se pose alors de savoir comment l'homme peut avoir
accès à cette idée de "tout" requise par l'essence même du
bonheur. Il faut donc demander, avec P. Ricoeur : "Mais comment
passerai-je de l'idée de somme à celle de tout ? L'oeuvre de
l'homme , en tant que distincte de la somme de ses intentions
16
partielles, m'échapperait si je ne pouvais en relier le mouvement
d'ensemble au projet même de la raison qui est en moi ce qui
expose la totalité . C'est l'exigence de la totalité ou raison (Critique
de la raison pratique , p. 115 1 ) qui me permet de discerner le
bonheur comme souverain bien du bonheur comme addition de
désirs saturés. Car la totalité que la raison "demande", c'est aussi
celle que l'acte humain "poursuit" ; le verlangen kantien
(demande, exigence, requête) est le révélateur transcendantal du
sens de l' éphiestaï aristotélicien (poursuite, tendance, quête).
Cette "demande", dit Kant, se perd dans l'illusion mais le ressort de
cette illusion même , c'est une "perspective (Aussicht ) sur un
ordre de choses plus élevé et immuable dans lequel nous sommes
déjà maintenant et dans lequel nous sommes capables, par des
préceptes déterminés, de continuer notre existence, conformément
à la destination suprême de la raison " (p. 116). Ce texte dense et
admirable - cette "vue qui ébauche", cet "ordre dans lequel nous
sommes déjà", cette continuation de notre existence
conformément à la destination, à l'assignation de la raison - n'estce
pas cette totalité de contentement que nous cherchons sous le
nom de bonheur, mais filtrée en quelque sorte par l'exigence de
totalité de sens qui est la raison ? " (P. Ricoeur : L'homme faillible
, p. 83-84 ). Il y a donc une corrélation étroite entre l'exigence de
totalité constitutive de la raison et l'aspiration au bonheur comme
volonté d'accomplissement dans l'ordre du sens : " Il est aisé de
montrer que cette idée du bonheur ou de la béatitude est un
sentiment de même amplitude que la raison. Nous sommes
capables de bonheur comme nous exigeons la totalité." (P. Ricoeur
: A l'école de la phénoménologie , op. cit. p. 258). L'aspiration au
bonheur exprime l'ouverture du sentiment : "c'est donc la raison
en tant qu'ouverture sur la totalité qui engendre le sentiment en
tant qu'ouverture sur le bonheur." (Ibid. p. 259). C'est parce que la
raison veut la totalité que l'homme aspire au bonheur, mais c'est
cette même fascination pour le tout qui nous expose au malheur,
qui nous rend sensibles à l'insatisfaction, à la souffrance, à la
misère, au sentiment aigü de notre finitude ; nous souffrons de ne
jamais réussir tout à fait à nous égaler au désir d'infini qui nous
habite et nous hante. C'est cette fascination pour le "tout" qui fait
le "coeur", le tumos , au sens grec ; et c'est de cette dimension du
coeur que nous vient l'aspiration à une forme d'infini telle
qu'aucun "objet" fini ne saurait nous satisfaire : "Entre la finitude
du plaisir qui clôt un acte déterminé et l'infini du Bonheur qui
comblerait une destinée considérée comme un tout, le tumos
glisse un indéfini, qui rend possible une histoire, mais qui rend
1 Kant : Critique de la raison pratique , livre deuxième, chapitre premier , op. cit. : "La
raison pure a toujours sa dialectique, qu'on la considère dans son usage spéculatif ou
dans son usage pratique ; car elle demande la totalité absolue des conditions pour un
conditionné donné." Ibid. p. 115.
17
aussi possible un malheur d'exister ; le "coeur" est inquiet,
proprement insatiable ; car quand aurai-je assez ? Quand serai-je
assez puissant ? Quand serai-je assez estimé ? Le moi se cherche
lui-même sans fin, entre plaisir et bonheur." (P. Ricoeur : A l'Ecole
..., op. cit. p. 262-263). Il est remarquable que c'est le même désir
d'infini qui est à l'origine, chez l'homme, du bonheur aussi bien
que du malheur ; l'homme est malheureux pour les mêmes raisons
qu'il peut être profondément heureux : "Il y a en effet dans les
"passions" humaines un appêtit de totalité, d'infini, d'absolu, dont
ne saurait rendre compte le principe du plaisir et qui ne saurait
être qu'une image, un reflet, un mirage du désir de bonheur. Pour
l'homme de la passion, son objet est tout . Or, la vie ne veut pas
tout ; c'est l'esprit qui veut le tout, qui pense le tout, qui n'est en
repos que dans le "tout". Pour ce tout, l'homme est capable de
sacrifier même son plaisir et d'affronter la douleur : le bonheur
s'est voué en douleur et en "passion"." (P. Ricoeur : A l'Ecole ..., op.
cit. p. 263). C'est par cette aspiration à la totalité que l'affectivité
humaine se distingue de l'affectivité purement animale ; si
l'homme est capable de bonheur, mais aussi de passion, c'est qu'il
est esprit, et que, pour cette raison, il veut le tout ; capable de
sentiment, l'homme est déchiré, écartelé entre deux exigences
contradictoires. C'est que le sentiment "distend le moi entre deux
visées affectives fondamentales, celle de la vie organique qui
s'achève dans la perspective instantanée du plaisir, celle de la vie
spirituelle qui aspire à la totalité, à la perspective du bonheur." (P.
Ricoeur : A l'Ecole ..., op. cit. p. 264).
Mais en quoi, demandera-t-on, la destination de la raison
implique-t-elle l'aspiration au bonheur ? En vérité, comme le
montre déjà Kant, tout en étant perspective finie, accoutumance et
inertie, je suis pourtant capable de former l'idée du "vouloir
parfait d'un être raisonnable", qui aurait en même temps la toutepuissance
; en d'autres termes, je suis porteur de la "destination
suprême de la raison", en conformité avec laquelle je puis
"continuer mon existence". Dès lors, comme l'écrit encore P.
Ricoeur : "Cette idée du vouloir parfait et cette destination de la
raison creusent dans mon désir une profondeur infinie et en font
le désir du bonheur et non pas seulement le désir du plaisir. L'idée
de la totalité n'est donc pas seulement une règle pour la pensée
théorique ; elle habite le vouloir humain ; elle devient ainsi
l'origine de la "disproportion" la plus extrême : celle qui travaille
l'agir humain et le distend entre la finitude du caractère et
l'infinitude du bonheur." (P. Ricoeur : L'homme faillible , op. cit. p.
84-85 )
Mais comment l'aspiration au bonheur, qui se caractérise par
son caractère d'infinité, peut-elle s'inscrire comme telle au sein de
la finitude de mon expérience ? "De même que je recueille des
indices de mon étroitesse de perception - ne serait-ce que par la
18
contestation d'autrui - je recueille des signes de ma destination au
bonheur. Ce sont des expériences privilégiées, des instants
précieux, où je reçois l'assurance d'être dans la bonne direction ;
soudain l'horizon est dégagé, des possibilités illimitées s'ouvrent
devant moi ; le sentiment de l'"immense" répond alors
dialectiquement au sentiment de l'"étroit". " (P. Ricoeur : L'homme
faillible .., op. cit. p. 85 ) En vérité, la définition même du bonheur
que nous venons de dégager interdit qu'on le trouve dans aucune
expérience particulière, du fait même de sa limitation intrinsèque :
"le champ total de motivation est un champ orienté ; le caractère
est l'origine zéro de cette orientation de champ, le bonheur est le
terme infini de cette orientation . Cette image fait comprendre que
le bonheur n'est donné dans aucune expérience ; il est seulement
désigné dans une conscience de direction. Nul acte ne donne le
bonheur ; mais les rencontres de notre vie les plus dignes d'être
appelées des "événements" indiquent la direction du bonheur ; "il
n'y a d'événement que sensé, rappelle Thévenaz : c'est parce qu'il
est un sens, et un sens reconnu, qu'il est événement." Les
événements qui parlent de bonheur sont ceux qui lèvent des
obstacles, découvrent un vaste paysage d'existence ; l'excès de
sens, le trop, l'immense, voilà le signe que nous sommes "dirigésvers"
le bonheur." (P. Ricoeur : L'homme faillible , op. cit. p. 85-86
). Mais cette sensibilité à l'événement, dans son caractère d'excès,
de surplus de signification, ne se comprend elle-même qu'en
référence à cette aspiration à la totalité que nous avons évoquée
précédemment : "Je ne discernerais pas ces signes, je ne les
déchiffrerais pas comme des "anticipations transcendantes" du
bonheur, si la raison n'était en moi l'exigence de la totalité. La
raison exige la totalité, mais l'instinct du bonheur, en tant que
sentiment, qui anticipe l'accomplissement plutôt qu'il ne le donne,
m'assure que je suis dirigé vers cela même que la raison exige .
C'est la raison qui ouvre la dimension de la totalité , mais c'est la
conscience de direction, éprouvée dans le sentiment du bonheur
qui m'assure que cette raison ne m'est pas étrangère, qu'elle
coïncide avec ma destination, qu'elle lui est intérieure et, si l'on
peut dire, co-originaire." (P. Ricoeur : L'homme faillible , op. cit. p.
86).
Cette analyse du bonheur, en rapport avec l'exigence de la
totalité propre à l'homme dans sa destination spirituelle, nous
permet de comprendre pourquoi nous sommes, la plupart du
temps, victimes d'un quiproquo désastreux. En effet, si le bonheur
n'est pas de l'ordre du plaisir, il ne saurait se voir poursuivi, et
encore moins atteint, au moyen d'une expérience particulière,
quelle qu'elle soit. A cet égard, la "quête du bonheur" ne saurait
faire l'objet d'une sorte de "stratégie", de nature à nous en
procurer la jouissance de manière réglée et anticipée. Comme le
remarque Max Scheler : "La volonté enfin est entièrement
19
impuissante en face des sentiments qui jaillissent spontanément
du tréfonds de notre personne elle-même et qui par conséquent
présentent au minimum le caractère de sentiments de "réaction" :
la béatitude et le désespoir de la personne elle-même (...) se
donnent, si j'ose dire, comme "pure grâce", et si importants soientils
à titre de source de tous nos comportements, sans excepter la
volonté, il n'en est pas moins impossible de les viser
intentionnellement ou de s'assigner comme "but" leur présence ou
leur absence." (M. Scheler : Le formalisme en éthique ..., op. cit. p.
344-345). Si le bonheur renvoie à l'acte de l'homme dans son
indivision et sa totalité, en tant que totalité de sens, comment
songerait-on à le produire comme effet d'un acte particulier ?
Cette impossibilité de lier le bonheur à tel ou tel acte, telle ou telle
conduite particulière, pris séparément et pour eux-mêmes,
condamne l'eudémonisme pratique, c'est-à-dire cette attitude
éthique qui fait des sentiments de plaisir des fins et des buts ou
des tendances du vouloir ; mais il se pourrait bien que cette
condamnation de tout eudémonisme pratique ne concerne pas
seulement la plus haute antiquité, et qu'elle possède encore
quelque sens pour nous autres, "tard venus" ... C'est en tout cas ce
que note Max Scheler, qui constate que l'eudémonisme, tout
eudémonisme pratique, tend "nécessairement à orienter toute
activité-volontaire vers le pur accroissement du plaisir sensoriel ,
c'est-à-dire à se transformer en pur hédonisme . La raison n'en est
pas, ajoute-t-il, qu'il n'y aurait de plaisirs que sensoriels ou encore
que tout plaisir serait un produit évolutif des "plaisirs sensoriels",
mais bien qu'on ne peut agir pratiquement et immédiatement pour
les orienter que sur les causes du plaisir sensoriel , et, sur le plan
social, par exemple, en première ligne sur les rapports
économiques concernant la possession des biens. " (M. Scheler : Le
formalisme en éthique ..., op. cit. p. 344-345).
Il se pourrait donc qu'une époque comme la nôtre, tout entière
orientée vers la poursuite et la possession de biens matériels,
obnubilée, obessionnellement, par un fantasme d'appropriation au
moyen duquel elle tente, désespérement, d'exorciser l'angoisse qui
l'étreint à la gorge, soit, moins qu'aucune autre, en mesure de nous
apporter le bonheur, ni même d'en produire la moindre
approximation asymptotique. 1 Le tragique malentendu de
1 Il se pourrait en effet que le bonheur relève précisément de ce qui, d'aucune façon, ne
saurait s'acheter ; comme le relève un auteur contemporain : "Le luxe aujourd'hui réside
dans tout ce qui se fait rare : la communion avec la nature, le silence, la méditation, la
lenteur retrouvée, le plaisir de vivre à contretemps, l'oisiveté studieuse, la jouissance
des oeuvres majeures de l'esprit, autant de privilèges qui ne s'achètent pas parce qu'ils
sont littéralement hors de prix. Alors à une pauvreté subie on peut opposer un
appauvrissement choisi (ou plutôt une autorestriction volontaire) qui n'est nullement
l'option de l'indigence mais la redéfinition de ses priorités personnelles. Se dépouiller
peut-être, préférer sa liberté au confort, à un statut social arbitraire mais pour une vie
plus vaste, pour retourner à l'essentiel au lieu d'accumuler argent et objets comme un
20
l'époque tient à l'idée que l'accroissement des plaisirs sensoriels
serait de nature à produire, en quelque sorte par surcroît, le
moindre sentiment de bonheur ; peut-on être aveugle au point de
ne pas voir que c'est tout le contraire qui est vrai ? 1 En vérité, il
semble que plus un sentiment dépend du vouloir et peut être
provoqué pour ainsi dire mécaniquement, plus il engendre un pur
plaisir sensoriel, c'est-à-dire quelque chose qui, dans son caractère
ponctuel et sensuel, n'a rien à voir avec ce que nous tentons de
définir comme étant l'essence même du bonheur ; et le drame est
que la société moderne s'efforce pourtant, obsessionnellement, de
multiplier ce type de plaisirs sensoriels liés à des biens particuliers
; toute l'"économie" moderne semble devoir être interprétée, et
comprise, à l'aune de cette quête d'"euphorie perpétuelle". Il vaut
sans doute la peine de restituer ici, dans son exhaustivité, l'analyse
remarquable que fait Max Scheler de cet étrange aveuglement,
propre aux sociétés modernes, dans leur course au bonheur : "Ce
qui importe davantage au problème éthique, écrit en effet le
phénoménologue allemand, c'est le fait que plus la présence et
l'absence des sentiments dépendent du vouloir et du non-vouloir
(et par conséquent aussi de la possibilité de les effectuer
pratiquement), plus ces sentiments sont proches du niveau
correspondant à l'état-affectif sensoriel. " (M. Scheler , op. cit. p.
344). Une société parvenue à un haut niveau de technicité peut
bien croire en la possibilité de produire de tels sentiments d'une
manière quasi-"scientifique" : " "En faisant intervenir l'excitant
convenable, on peut provoquer toutes les formes de plaisir
sensoriel." (Id). Mais le procédé a tout de même ses limites : car le
type de plaisir produit ressemble d'autant moins au bonheur
véritable qu'il est plus facile à provoquer : "Déjà au contraire les
sentiments d'euphorie et de malaise, le sentiment d'être frais ou
terne, en bonne ou en mauvaise santé, de vivre d'une vie croissante
ou décroissante, etc., ne peuvent être voulus ou provoqués de la
même façon. Ils dépendent par exemple du mode-de-vie pris dans
son ensemble et davantage des dispositions-individuelles et
ethniques ; on ne peut les modifier que dans d'étroites limites par
des moyens pratiques quelconques." (Ibid). Mais la difficulté
s'accroît encore du fait que ce qui pourrait s'apparenter au
bonheur échappe décidément à la détermination technique : "
Quant aux sentiments "de l'âme", à mesure qu'ils sont plus purs et
sans mélange d'états vitaux, ils s'attachent si intimement à la
constellation entière des contenus de conscience de l'individu
barrage dérisoire contre l'angoisse et la mort. Le vrai luxe en définitive, "mais tout ce
qui est précieux est aussi difficile que rare" (Spinoza), c'est l'invention de sa propre
vie, c'est la maîtrise de sa destinée." P. Bruckner : L'Euphorie perpétuelle., op. cit. p.
208.
1 R. Misrahi : Le bonheur. Essai sur la joie , op. cit. p. 70 : "Le plaisir limité à l'instant
sombre dans l'absurde et l'angoisse."
21
qu'ils sont encore moins capables que les sentiments-vitaux d'être
volontairement orientés." (M. Scheler, op. cit. p. 344). Il n'est
possible, à vrai dire, de provoquer que des sentiments de plaisirs
liés à des plaisirs sensoriels déterminés, dont la modalité affective
à travers laquelle ils seront vécus sera elle-même déterminée par
un sentiment premier, et beaucoup plus profond, une sorte
d'orientation générale de tout l'être du sujet, sa disposition
ontologico-affective fondamentale valant pour un être-au-monde
déterminé. Seuls peuvent être provoqués les plaisirs sensoriels
secondaires, correspondant à ce que Max Scheler appelle des
"sentiments de ré-action" , mais la "béatitude" (aussi bien du reste,
que le sentiment de "désespoir") ne peuvent l'être ; ils sont bien
plutôt le "fond" sur lequel s'enlèvent les plaisirs particuliers,
misérables vicissitudes de l'existence empirique.
Il n'est certes pas étonnant que la société s'efforce d'agir sur ce
qui est seulement à sa portée : aussi peut-on remarquer, avec Max
Scheler, que "c'est l'effet pratique des réformes sociales qui a si
souvent conduit dans l'histoire de l'éthique, soit (comme chez
Bentham) à négliger, ou à minimiser, les sentiments-de-bonheur
non-sensoriels, en tant que supports de valeur à réaliser, soit
(comme chez Spencer) à admettre que le plaisir sensoriel serait la
source évolutive de tous les autres." (Ibid. p. 345). L'utilitarisme a
ainsi fondé sa tentative pour "mesurer " le "total des plaisirs" sur le
montant des possessions accumulées par les individus ; car ces
possessions, outre qu'elles sont en elles-mêmes des sources de
plaisir, permettent secondairement aux autres sources de plaisirs
de fonctionner ; et ce n'est pas tout : elles sont aussi (et surtout) la
seule source sur laquelle on puisse agir pratiquement pour
l'orienter . Mais , ajoute Max Scheler : "ni Bentham ni ses
sucesseurs de l'école utilitariste ne sont parvenus à discerner cette
vérité si importante en éthique, à savoir que la valeur et la
signification morale des sentiments-de-bonheur en tant que source
du vouloir moral , varient précisément en raison inverse de leur
aptitude-à-être-atteints par le vouloir et par l'action. Ils n'ont pas
vu que , d'entrée-de-jeu et par nécessité essentiale, seules les joies
axiologiquement les plus basses peuvent subir l'influence pratique
de toute "réforme" possible des systèmes sociaux et juridiques, et
qu'à mesure que les joies (et les peines) appartiennent davantage à
des couches profondes , elles échappent nécessairement à une
influence de ce genre." (Max Scheler , op. cit. p. 345 ). C'est au
contraire la grandeur et la noblesse de certaines analyses, depuis
Socrate, que d'avoir su différencier ces deux types d'expérience,
radicalement hétérogènes, malgré les apparences : "Il me semble,
poursuit Max Scheler, que c'est au contraire parce qu'ils ont
discerné ce fait (de façon plus ou moins consciente) que toute une
série de moralistes, de Socrate à Tolstoï, ont toujours fait porter
leur effort sur le retour de la personne en elle-même , réclamant
22
d'elle qu'elle redescende jusqu'aux couches les plus profondes de
son être et de sa vie et ne voyant le "salut" moral dans aucune
modification des simples "systèmes " , mais dans une renaissance
intérieure de la personne. " (M. Scheler , op. cit. p. 345). Ce qui
caractérise les sentiments spirituels les plus profonds, comme sont
la béatitude ou le désespoir authentiques, c'est-à-dire, pour la
béatitude, la sérénité et la paix de l'âme, c'est que ces sentiments
"pénètrent" tous les contenus d'expérience vécue particuliers :
"Leur originalité apparaît aussi en ce qu'ils sont des sentiments
absolus , non des sentiments relatifs à des structures axiologiques
extra-personnelles et à la force motivante de ces structures. Nous
ne saurions être "désespérés" ou "bienheureux" de quelque chose
à la façon dont nous sommes joyeux ou mécontents, heureux ou
malheureux, etc, de quelque chose. Lorsqu'on emploie une formule
de ce genre, on sent immédiatement qu'il s'agit d'une exagération.
Précisément, on peut bien le dire, si "quelque chose" nous est
donné ou susceptible de l'être, "de quoi" nous puissions être
bienheureux ou désespéré, c'est à coup sûr que nous ne sommes
encore ni bienheureux ni désespéré. " (M. Scheler , op. cit. p. 350).
La question est de savoir si ces sentiments absolus sont présents ou
absents, car ils ne peuvent être "produits" par aucune expérience
vécue valant pour une "chaîne de motifs" ; en fait, "Dès l'instant où
ils sont présents, ils se séparent de cette chaîne-de-motifs dans
toute leur originalité et, à partir pour ainsi dire du noyau de la
personne, ils emplissent la totalité de notre existence et de notre
"univers"." (M. Scheler, op. cit. p. 350). On retrouve bien ici, avec
l'analyse de Max Scheler, la dimension de sentiment affectant la
totalité de sens de notre existence, totalité constitutive du
bonheur, par opposition avec tout sentiment consécutif à une
expérience vécue particulière, ou même une somme de vécus
particuliers. C'est pourquoi "Ce qui fait l'essence même de ces
sortes de sentiments, c'est que ou bien ils ne sont aucunement
vécus-par-expérience-vécue ou ils s'emparent de la totalité de
notre être." (M. Scheler, op. cit. p. 351). Les sentiments de
bonheur ou de désespoir ne sont pas le résultat, ni la résultante,
d'un certain nombre d'expériences vécues dont la somme additive
produirait secondairement ces états subjectifs, mais ils précèdent
absolument toute expérience vécue, qui ne peut, à son tour, se
voir affectée d'une certaine coloration affective que parce qu'elle
s'intègre à une totalité préexistante, et qui n'est autre que l'être de
la personne elle-même ; les sentiments absolus que sont le bonheur
ou le désespoir ressortissent à un "Oui " ou à un "Non"
émotionnels qui, dans leur radicalité, constituent des "corrélatifs
de la personne morale propre à l'être-de-la-personne lui-même."
(Ibid. p. 351). C'est pourquoi ces mêmes sentiments absolus "ne
peuvent être donnés que là où nous ne nous trouvons plus référés
à aucun domaine particulier (société, amis, profession, Etat, etc),
23
là où notre présence ni notre valeur ne sont plus données comme
relatifs à la réalisation possible par nous d'un acte (de
connaissance ou de volonté), mais où nous sommes simplement et
pleinement "nous-mêmes". " (M. Scheler, op. cit. p. 351). Le
propre du bonheur est ainsi de ne pas pouvoir être motivé par
aucune structure réale ou axiologique, extérieure ou intérieure, en
sorte que cette plénitude du parfait bonheur ne doit, de surcroît,
pas pouvoir être déterminée dans sa durée "par aucun acte
possible de notre volonté, de notre conduite ou de notre mode-devie."
(Ibid. p. 351). Nous tenons là une sorte de critère de
différenciation négative , pour ainsi dire, permettant de repérer à
quel type de sentiment (sentiment spirituel absolu, ou simple
sentiment "de l'âme") nous avons affaire. Le bonheur est bien, en
ce sens, ce qui ne peut aucunement être provoqué
phénoménalement par quelque acte que ce soit, quelle que soit la
source de cet acte.
De fait, nous l'avons dit, il n'y a pas d'acte qui ait le pouvoir de
provoquer le bonheur, mais c'est bien plutôt l'être de la personne
lui-même qui détermine la manière dont tel ou tel acte se trouvera
repris et intégré dans l'ensemble de la personne morale prise
comme un tout. 1 C'est cette "reprise" qui, en vérité, décidera du
retentissement affectif de tel phénomène, ou de tel événement,
dans l'ensemble de la personne considérée comme totalité : "Car
c'est bien précisément l'être et la valeur-propre de la personne
même qui constituent le "fondement" de la béatitude et du
désespoir. Inversement, il n'y a proprement désespoir que là où
toutes les voies semblent supprimées , qui permettraient
d'échapper au sentiment négatif, et où il n'est ni acte ni conduite
possibles appartenant au champ d'action de notre puissance
personnelle, aucun comportement possible de notre part, dont on
puisse même penser qu'il soit en mesure de modifier le sentiment.
Ce fait que ni les structures axiologiques extérieures à la personne,
ni les actes possibles de cette personne ne sauraient conditionner
les sentiments spirituels, est bien la preuve qu'ils s'enracinent
1 L'action ne peut, à elle seule, assurer le bonheur, si elle n'est pas intégrée à un
ensemble plus vaste constitué par l'existence du sujet tout entier ; il convient également
que l'acte, ou l'action, ne soit pas "activisme" : "Pour que l'action soit ainsi source d'une
joie active et, par conséquent, un des actes qui constituent le bonheur, il convient
évidemment qu'elle soit accomplie dans un tout autre esprit que celui qui préside
souvent à l'activité : volonté de puissance ou esprit d'aventure, poursuite utilitaire d'un
intérêt limité à lui-même, fuite inauthentique dans l'étourdissement, la fatigue ou le
danger (...) L'activité de la conscience ne saurait se réjouir d'elle-même que si elle
transcende et dépasse l'instant et son caractère éphémère et fragile : or, le dépassement
de la dispersion se fait par la création." R. Misrahi : Le bonheur , op. cit. p. 72-73. Et
encore : "Si l'action ou la création ne comportaient aucune ligne directrice, si elles
n'étaient inspirées et ordonnées, orientées par aucune valeur ni aucun projet existentiel,
elles s'effondreraient dans l'absurde. Une action sans finalité devient pure agitation,
aventure ou activisme, et chute dans la gratuité, c'est-à-dire au mieux dans l'aliénation
et au pire dans l'angoisse." Ibid. p. 74.
24
exclusivement dans l'essence axiologique de la personne même, et
dans son être et son être axiologique, lesquels sont surordonnés à
tous ces actes. Ces sentiments sont donc les seuls dont on ne
puisse même pas concevoir qu'ils soient produits ni mérités par
notre comportement. L'une et l'autre de ces hypothèses contredit
en effet à l'essence même de ces sentiments." (M. Scheler, op. cit.
p. 351).
Il est remarquable que cette idée d'une préséance absolue de
l'être de la personne, et de son orientation axiologiqueexistentielle,
sur tout événement extérieur, dans la réalisation du
bonheur ait déjà été aperçue et développée par Schopenhauer ;
celui-ci écrit en effet : "La souffrance et le bien-être qu'on ressent
ne seraient donc pas du tout déterminés de l'extérieur, mais
précisément par cette mesure, par ces dispositions, qui peuvent
certes subir, en fonction de l'état physique, quelques baisses ou
quelques hausses à divers moments, mais qui, dans l'ensemble,
resteraient identiques et ne seraient rien d'autre que ce qu'on
appelle le tempérament de l'individu, ou plus exactement le degré
selon lequel il serait, comme le dit Platon au livre 1 de la
République , eukolos ou dyskolos , d'humeur légère ou d'humeur
morose." (Schopenhauer : L'art d'être heureux , op. cit. p. 46). De
fait, la nature heureuse ou morose de l'homme n'est pas
déterminée par les circonstances extérieures, ni, ajoute
Schopenhauer, par la richesse ou par la classe sociale 1 . "Nous
rencontrons en effet autant de visages heureux parmi les pauvres
que les riches ; en outre, les motifs qui provoquent le suicide sont
extrêmement divers : il nous est impossible d'avancer un malheur
qui serait assez grand pour simplement le provoquer avec une
grande probabilité chez tous les caractères..." (Ibid. p. 47-48). La
modification de notre humeur n'est pas tant dûe aux circonstances
extérieures , mais au changement "des conditions intérieures, de
l'état physique où l'on se trouve" (p. 48). La mesure de notre
bonheur, comme de notre souffrance, est déterminée en
permanence subjectivement, et non par des changements
extérieurs, dont aucun ne justifie une allégresse, ou une
souffrance, immodérées : "C'est pourquoi l'allégresse ou la
souffrance immodérées ont toujours pour fondement une erreur et
une illusion : par suite, ces deux exaltations de l'âme pourraient
1 L'humeur, en effet, contrairement à une idée reçue tenace, n'est pas déterminée par les
événements extérieurs, mais elle les précède absolument et leur donne leur sens,
puisque c'est à son aune qu'ils sont évalués ; Schopenhauer le montre bien : "Quelqu'un
est-il riche, jeune, beau, couvert d'honneurs ? La question se pose alors si, étant tout
cela, il est de bonne humeur , à supposer qu'on veuille juger de son bonheur. Mais, à
l'inverse, s'il est de bonne humeur, peu importe qu'il soit jeune, vieux, pauvre, riche : i l
est heureux. Nous devons donc ouvrir portes et fenêtres à la bonne humeur, peu importe
quand elle se décide à venir." (Schopenhauer : L'art d'être heureux , op. cit. p. 57-58).
Voilà de quoi tempérer la qualification convenue de la pensée de Schopenhauer de
"pessimiste"...
25
être évitées grâce à la réflexion. Cette allégresse immodérée
(exultatio , insolens laetitia ) repose toujours sur la chimère
d'avoir trouvé dans la vie quelque chose qu'il est tout simplement
impossible d'y rencontrer, à savoir une satisfaction durable des
désirs, ou des soucis, lancinants qui ne cessent de renaître. De
toute chimère de ce genre il faut se déprendre sans trève plus tard
et, lorsqu'elle disparaît, la payer d'autant de souffrances amères
que son avènement avait suscité de joie." (Ibid. p. 50).
Une des nombreuses conséquences de cette analyse est sans nul
doute que la quête du bonheur est nécessairement vouée à l'échec,
dès lors qu'elle se donne libre cours dans une société où se trouve
résolument ignorée une telle dénivellation entre ce qui relève de
l'"intériorité" et ce qui relève de l'"extériorité" ; ainsi, une société
comme la nôtre, où règne la confusion généralisée entre les
"sentiments spirituels" (comme le bonheur ou le désespoir), et de
simples "sentiments sensoriels" ; car si ces derniers sont faciles à
provoquer, ils n'engendrent pas pour autant, loin s'en faut, le
sentiment du bonheur. Il faut même aller plus loin : la poursuite
effrénée de toutes les satisfactions sensorielles qui caractérise la
modernité vaut pour un véritable symptôme, indiquant l'absence
de béatitude intérieure effective chez la plupart de nos
contemporains. La "dérive" des sociétés modernes, qui tient à ce
qu'elles sont de plus en plus indexées sur la recherche des plaisirs
sensoriels bruts, peut bien être interprétée comme l'indice d'une
évolution "décadente" . Comme l'indique Max Scheler : " tout
eudémonisme pratique devient nécessairement hédonisme, pour la
raison que les sentiments sensoriels (les plus superficiels) sont
pratiquement les plus faciles à provoquer. La source de cette
attitude est l'absence de béatitude (Unseligkeit ) au coeur même
de l'homme. Chaque fois que l'homme se trouve insatisfait dans
une couche plus centrale et plus profonde de son être, sa tendance
présente aussitôt une disposition à remplir pour ainsi dire cet état
déplaisant par une visée intentionnelle-tendancielle vers le plaisir,
et vers un plaisir appartenant toujours plus à la couche la plus
périphérique, c'est-à-dire en même temps à la couche des
sentiments les plus faciles à provoquer. " M. Scheler, op. cit. p.
352). La quête des plaisirs les plus "superficiels" est l'expression
d'un manque de bonheur véritable, au niveau le plus profond de
notre être : " Cette visée intentionnelle-tendancielle vers le plaisir
est déjà par elle-même un signe de l'absence de béatitude
intérieure (désespoir), par conséquent de malheur ou de
désolation, d'absence de joie et de tristesse intérieures, c'est-à-dire
d'un sentiment vital qui indique la direction d'un "déclin de la vie".
" (M. Scheler, op. cit. p. 352-353). L'homme au fond de lui-même
désespéré "cherche" le bonheur en s'efforcant d'accumuler un à un
les sentiments de plaisir sensoriels ; au point qu'il serait sans doute
possible de suivre l'évolution de la béatitude, ou du désespoir,
26
collectifs, en prenant comme "marqueur" sociologique la courbe
des fluctuations dans le recours aux paradis artificiels et autres
plaisirs sensoriels immédiats. De fait, "il existe des périodes
entières où l'accroissement continu de l'hédonisme pratique est le
signe le plus certain de la décadence vitale. Oui, on peut le dire, les
moyens artificiels qui sont capables de provoquer le plaisir
sensoriel et de supprimer la douleur sensorielle (par exemple les
narcotiques) sont généralement d'autant plus recherchés que
l'absence de joie et la détermination négative du sentiment vital
deviennent davantage l'attitude-fondamentale intérieure d'une
société." (Max Scheler, op. cit. p. 353). Ce critère, la recherche
systématique des moyens permettant d'accroître le sentiment de
plaisir sensoriel, peut d'ailleurs être plus précisément spécifié ; par
exemple, selon Max Scheler, la tendance à accumuler les biens,
c'est-à-dire la tendance à l'appropriation, est un des plus sûrs
critères de l'existence d'un manque de bonheur au sens le plus
profond et authentique : "La courbe historiquement fluctuante de
la tendance à l'appropriation considérée comme source
fondamentale des joies sensorielles constitue ainsi le signe des
fluctuations de la force vitale des sujets qui éprouvent cette
tendance. Toute décadence vitale s'accompagne d'une
augmentation de la tendance appropriatrice." (M. Scheler, op. cit.
p. 353).
Le caractère "central" et profond de la joie d'exister lui confère
en vérité une grande autonomie, qui le rend indépendant des
vicissitudes de l'existence, considérées comme autant d'éléments
extérieurs susceptibles de l'affecter ; non seulement le bonheur, ou
la béatitude, ne sont pas causés ou annulés par les événements
extérieurs de l'existence, mais c'est le contraire qui est vrai : les
événements qui ponctuent mon existence ne prennent sens et
valeur qu'à la lumière de ce qui constitue mon attitude
fondamentale, ma disposition axiologique fondamentale. "De là
viendrait à poindre le commencement d'une sagesse : savoir que le
bonheur et le sens de toute existence ne dépendent que de nous,
pusiqu'elle reçoit son sens du système symbolique dans lequel
nous la pensons, et que le choix de ce système ne dépend que de
nous. C'est ainsi que certains voient leur existence dans le système
symbolique chrétien, ou stoïcien, ou marxiste, ou stendhalien, ou
mallarméen, ou proustien...Or, nous pouvons choisir le système
dans lequel et par lequel nous nous représentons toute existence,
mais dans le système nous n'avons pas le choix des significations
qu'il impose à nos représentations." (N. Grimaldi : Le désir et le
temps , Paris, Vrin, 1992, p. 466). Notre existence ne peut être
considérée comme heureuse ou malheureuse en fonction des
événements qui l'affectent, puisque la lecture et l'interprétation de
ces événements ne peut se faire qu'en référence à un système de
27
valeurs portées par un système symbolique déterminé 1 .
L'essentiel reste bien le choix de ce système fondamental, choix luimême
dicté par ma propre disposition axiologique fondamentale 2
, et décidément première. Sans doute faut-il y voir l'expression de
ce que Sartre appelle le "choix originel" que chacun fait de luimême,
et dont tous ses actes découlent.
C'est la raison pour laquelle "plus les joies sont centrales, moins
elles ont besoin, par là même, pour se réaliser, de combinaisons
d'excitants extérieurs particuliers , (...) Plus le sentiment de plaisir
est central et profond, moins il dépend d'entrée de jeu des
vicissitudes possibles de la vie extérieure, et plus il s'attache par
un lien indestructible à la personne elle-même. Sans être affectés
par le bonheur et le malheur objectifs ni par leurs corrélats
affectifs, la béatitude et le désespoir occupent alternativement le
centre de la personne ; inversement, le sentiment de bonheur et le
sentiment de détresse ne sont aucunement ébranlés lorsque se
succèdent alternativement les simples joies et les simples peines
dont est faite toute vie. Ils enveloppent cette alternance." (M.
Scheler, op. cit. p. 353).
Encore convient-il de bien comprendre le sens de cette
corrélation existant entre la couche profonde des sentiments
spirituels et la couche plus superficielle des plaisirs sensoriels ; car
1 R. Misrahi insiste également sur l'importance du choix d'un système de valeurs, au
regard duquel tout événement peut être évalué ; appelant de ses voeux une" conversion
du désir par la réflexion", il montre que c'est le sujet lui-même qui, comme réflexivité ,
est en mesure d'effectuer sur lui-même un travail lui permettant de se transformer
profondément. La tâche, propédeutique à l'accession au bonheur, est une tâche de
conversion qui, à l'occasion d'une "crise" où l'individu prend conscience de sa propre
aliénation, mobilise le sujet dans son "intégralité existentielle" : "la conversion
réflexive est l'inversion de la relation que le sujet instaure avec le monde : au lieu d'être
le résultat des événements extérieurs (désirs, émotions et idéaux, étant pensés comme
produits par la société, par l'économie ou par la nature, selon une causalité mécanique
ou "dialectique"), il sait désormais qu'il est lui-même la source de leur signification
(étant l'origine de l'interprétation et de l'évaluation des situations, par le choix inventif
qu'il fait de ses propres valeurs et de ses propres buts). Cela vaut sur le plan
intellectuel, puisque c'est le sujet qui détermine les significations et les valeurs, et
cela vaut également sur le plan existentiel, puisque le sujet décide d'être lui-même la
raison de sa propre existence et de sa positivité." R. Misrahi : Le bonheur. Essai sur la
joie , Hatier, 1994, p. 43.
2 Kant avait déjà vu à quel point le sentiment du bonheur est déterminé par le concept
que l'on décide librement de s'en donner : "On ne peut pas être heureux sans que ce soit
selon son concept du bonheur, on ne peut pas être malheureux sans que ce soit selon le
concept qu'on se donne du malheur, autrement dit, le bonheur et le malheur ne sont pas
ressentis, mais des états reposant sur la pure et simple réflexion." (Kant : Lose Blätter,
D. 24 ; cité par R. Eisler : Kant-Lexikon , tr. fr. A.D. Balmès et P. Osmo, Gallimard, 1994,
p. 91). Pour Kant, le bonheur n'est pas quelque chose de ressenti, mais de pensé. De
plus, cette pensée ne saurait être tirée de l'expérience, "c'est plutôt elle qui rend celleci
tout d'abord possible." (ibid. p. 90). En fait, "le bonheur consiste justement dans le
bien-être, pour autant qu'il n'est pas extérieurement contingent, ni non plus
empiriquement dépendant, mais qu'il repose sur notre choix personnel." (Lose Bl. 6).
Tout ceci permet de comprendre pourquoi, comme les anciens l'avaient déjà indiqué, le
bonheur peut être indépendant des vicissitudes de la vie quotidienne.
28
s'il est vrai que les plaisirs sensoriels ne peuvent prétendre comme
tels produire ipso facto un bonheur véritable, l'absence de
bonheur profond, voire le désespoir, engendre par réaction la
tendance à trouver une sorte de contrepartie affective dans et par
le recours aux plaisirs plus superficiels : "Il reste que toute
détermination négative de la couche affective plus profonde
produit aussitôt une tendance accrue à l'affirmation d'un droit à
une compensation positive sous forme de plaisir au niveau de la
couche périphérique. C'est pourquoi l'homme "bienheureux" peut
supporter avec joie la misère et le malheur, sans avoir besoin pour
autant d'émousser sa sensibilité aux douleurs et aux plaisirs de la
couche plus périphérique." (M. Scheler, op. cit. p. 353). Max
Scheler estime à cet égard que c'est l'éthique chrétienne qui a le
mieux compris le sens de cette inaccessibilité du sage, ou du saint,
par rapport aux plaisirs sensoriels : "Aucun éthos n'a compris
cette vérité plus profondément que l'éthos chrétien. Alors que les
Stoïciens et les Sceptiques anciens considéraient comme bonne
l'apathie, c'est-à-dire une réceptivité émoussée à l'égard des
sentiments sensoriels, la grande nouveauté de l'enseignement
chrétien a consisté à montrer une voie sur laquelle on continue à
souffrir la douleur et le malheur, mais où l'on peut les souffrir
dans la béatitude . L'éthique ancienne ne connaissait que la
méthode qui consiste à émousser la douleur ou à en changer
volontairement le sens au moyen d'un jugement de la " raison "
(pour les Stoïciens , "la douleur n'est pas un mal"), c'est-à-dire une
sorte d'illusionnisme et d'auto-suggestion en face des souffrances
et des peines de la vie." (M. Scheler, op. cit. p. 353-354). Or, selon
M. Scheler, le mérite revient à la théorie chrétienne de la douleur
d'avoir rejeté ces méthodes ; refusant tout "ascétisme négatif" (qui
consiste à émousser la douleur), elle appelle et considère la
souffrance comme un "mal", et le plaisir un "bien". C'est que, pour
elle, l'élément essentiel du bonheur, indissociable de ce qu'elle
appelle le "salut de l'âme", ne saurait se réduire à l'extinction du
désir , mais "consiste dans une béatitude positive au centre même
de la personne. Pour les Chrétiens, se délivrer de la douleur et du
mal, ce n'est pas, comme pour les Bouddhistes, la béatitude ellemême,
mais simplement la conséquence de la béatitude ; et cette
délivrance ne consiste pas dans une absence de la souffrance et de
la peine, mais dans l'art de les "bien" supporter, c'est-à-dire de les
supporter dans la béatitude ("porter sa croix à la façon des
bienheureux")." (M. Scheler, op. cit. p. 354).
Conclusion : L'homme n'est pas fait pour le bonheur ; la quête
du bonheur et le bonheur de la quête :
Nous retiendrons donc de ces analyses l'idée que le bonheur
renvoie à la couche la plus profonde des sentiments spirituels qui
29
animent l'homme, si bien qu'il est totalement indépendant des
simples plaisirs sensoriels auxquels on le réduit pourtant trop
souvent. Mais cela signifie également que la quête du bonheur peut
facilement prêter à une grave erreur d'évaluation, qui la voue à
l'échec. C'est le mérite de Kant d'avoir montré à quel point le
bonheur ne peut être produit par l'action, quelle qu'elle soit (et
l'on sait que même l'action vertueuse, à ses yeux, ne produit pas
"mécaniquement" le bonheur, mais ne fait qu'en rendre digne) ; la
finalité de l'action humaine ne saurait être le bonheur, ce qui
constitue la dimension paradoxale de tout projet de quête du
bonheur. Dans cette quête, en effet, l'homme reste soumis au cycle
de la vie, des besoins et de leur satisfaction, de la recherche
indéfinie du plaisir 1 , alors que c'est seulement lorsqu'il
transcende le monde de la vie et se réalise dans celui de la culture
et de l'esprit que l'homme peut être regardé comme une fin en soi.
Le paragraphe 83 de la Critique de la faculté de juger distingue
rigoureusement ce qui, chez l'homme, constitue une fin pouvant
être réalisée par sa liaison avec la nature, de cette autre sorte de
"fin" que constitue l'"aptitude ou l'habileté à toutes sortes de fins"
; la première fin de la nature est le bonheur , la seconde la culture
de l'homme. Mais Kant insiste bientôt sur le fait que le bonheur est
une Idée : "le concept du bonheur n'est pas un concept que
l'homme abstrait de ses instincts et qu'il extrait de sa propre
animalité, mais c'est la simple Idée d'un état, à laquelle il veut
rendre adéquat cet état sous de simples conditions empiriques (ce
qui est impossible)." (Kant : Critique de la faculte de juger , § 83,
op. cit. p. 240). Aucune condition empirique ne saurait en effet se
rendre adéquate à une Idée, elle-même produit de la synthèse de
l'entendement et de l'imagination ; c'est la raison pour laquelle
aucun état empirique, aucune situation concrète, aucune
possession, ne sont en mesure, comme nous l'avons abondamment
montré précédemment, d'engendrer le sentiment du bonheur :
"toutefois ce que l'homme comprend sous le nom de bonheur et
qui est en fait sa fin naturelle dernière (et non pas la fin de la
liberté), ne serait pas atteint par lui, parce que sa nature n'est pas
telle qu'elle puisse trouver son terme et se satisfaire dans la
possession et la jouissance." (Ibid. p. 240).
Si le bonheur ne peut être produit par l'action, quelle qu'elle
soit, se dévoile alors le caractère dérisoire et pathétique de
1 La critique du caractère infini de cette poursuite effrénée du plaisir et de la
satisfaction de tous les désirs se trouve déjà, comme l'on sait, dans la réfutation
adressée par Socrate à Calliclès, dans le Gorgias , mais on la retrouve régulièrement dans
l'histoire de la philosophie, comme en témoigne cette remarque de Schopenhauer : "
Infatigablement, nous courons de désir en désir, et même si toute satisfaction atteinte ne
nous comble pas pour autant, si pleine de promesses qu'elle fût, qu'au contraire elle
apparaît en général très vite comme une erreur humiliante, nous ne réalisons cependant
pas que nous puisons avec le tonneau des Danaïdes : au contraire, nous nous hâtons sans
fin vers de nouveaux désirs." (Schopenhauer : L'art d'être heureux , op. cit. p. 52).
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l'acharnement avec lequel nous tentons pourtant, bien souvent, de
"forcer la main" au destin, au moyen d'une véritable stratégie
hédoniste ; mais qui ne voit qu'une telle quête est vouée à l'échec ?
Aussi comprenons-nous maintenant pourquoi la "quête du
bonheur" constitue un projet contradictoire 1 ; comme le note, à
propos de la philosophie husserlienne, E. Housset (mais ce propos
nous paraît avoir une portée universelle) : "La volonté infinie de
bonheur possède une connotation trop hédonique pour
présupposer la conscience de sa responsabilité absolue. L'horizon
du bonheur, s'il demeure compris comme l'horizon d'un bonheur
sensible infini, ouvre sur la peur de la mort et du destin. Il rend
impossible la continuité du devenir soi en livrant la vie intérieure à
toutes les contingences." A ce compte, c'est plutôt le malheur et
l'insatisfaction qui résultent de cette recherche éperdue du
bonheur sous la forme du "mauvais infini" hégélien ; en effet,
"L'infinité d'un bonheur sensible rend la vie personnelle absurde en
la réduisant à une progression indéfinie dans le fini", alors qu'au
contraire, "le sujet ne prend donc conscience de lui-même qu'en
s'ouvrant à la saisie de l'infini comme tel, en répondant à une fin
authentiquement absolue qui ne soit pas la simple absolutisation
abusive d'une fin relative." (E. Housset : Personne et sujet selon
Husserl , p. 237).
Mais ce n'est pas seulement ce risque de confusion entre une fin
relative et une fin absolue qui peut nous égarer, c'est aussi de
croire qu'à un moment donné, il nous est donné de saisir le
bonheur à pleines mains, et de le savourer pour l'éternité. Car ce
bonheur là, en vérité, nous est inaccessible ; qui ne voit qu'il
déroge par définition à la finitude de notre condition ? Cette
finitude est d'abord liée au temps ; or le bonheur nourrit le
fantasme d'une suspension du temps, c'est-à-dire d'une
suppression du temps. Etre heureux, c'est vouloir que le temps du
bonheur dure éternellement ; comme l'écrit N. Grimaldi : "Pour
accéder au bonheur et se délivrer du désir, la conscience doit
échapper au temps. Elle ne le peut qu'en se convertissant à
l'éternité ou en se résumant dans l'instantanéité, c'est-à-dire ne se
recueillant soit dans l'au-delà du temps, soit dans l'en-deçà du
temps." ( Le désir et le temps , op. cit. p. 469). Hélas, nous sommes
condamnés au temps, qui n'est ni l'éternité ni l'instantanéité
indépassable : "la pure immédiation, qui serait l'épuisement du
temps, serait la suppression de toute négativité, mais du même
coup l'anéantissement de toute vie et de tout esprit : ce serait plusque-
la-mort. Par conséquent, autant de temps que durera le temps,
jamais ne cesseront ni le désir ni l'inquiétude, ni l'opiniâtre vitalité
1 Il se pourrait que la contradiction loge déjà dans la simple réflexion sur le bonheur :
"nous ne sommes jamais sûrs d'être vraiment heureux. Se le demander, c'est déjà ne plus
l'être." P. Bruckner : L'Euphorie perpétuelle , op. cit. p. 16. Si le bonheur réside dans la
fusion et l'immédiation, la seule réflexion sur le bonheur suffit déjà à le dissiper.
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d'une secrète espérance, ni le ressac amer d'une secrète déception.
Comme la téléologie kantienne en retrouvait l'intuition
pascalienne, l'homme n'est pas fait pour le bonheur. Parce que
vivre c'est désirer, tout bonheur nous détourne de vivre : c'est une
petite mort. Tout bonheur est un nihilisme. C'est pourquoi, bien
que souvent ceux qui ont vécu le foudroiement du bonheur vivent
d'en espérer follement une interminable fulguration, il y a aussi
une sagesse chez ces amants qui se donnent la mort dans le
sentiment d'avoir épuisé tout ce que la vie pouvait promettre,
révoquant un avenir qui ne pourrait être que le dessèchement du
passé, et mourant ainsi pour honorer la vie. En cette audacieuse et
prodigue sagesse se manifeste cependant un profond pessimisme :
c'est que, si par définition le bonheur est ce qui ne peut pas durer,
être heureux c'est s'interrompre de vivre, et vivre, c'est
s'interrompre d'être heureux." (N. Grimaldi , op. cit. p. 468). Cette
impossibilité de coïncider avec le bonheur réalisé, dans une sorte
de vécu fusionnel, tient à l'irréductibilité du bonheur avec tout
plaisir particulier ; comme nous avons tenté de le montrer, le
bonheur n'est ni un plaisir ni une somme de plaisirs, mais une
visée, une espérance, une promesse. Comme l'écrit encore P.
Ricoeur : "le bonheur n'est pas un total de désirs élémentaires
saturés ; car il n'existe pas d'actes qui rendent heureux. Il y a
seulement des signes et des promesses de bonheur ; mais ces
signes sont moins des satisfactions qui saturent des désirs limités,
que des événements, des rencontres qui ouvrent des perspectives
illimitées, comme par dégagement d'horizon." (P. Ricoeur : A
l'école de la phénoménologie , p. 257-258). En ce sens, il est vrai
de dire que la quête du bonheur se ramène ultimement au bonheur
de la quête. En d'autres termes, " il est peut-être temps de dire que
le "secret" d'une bonne vie, c'est de se moquer du bonheur : ne
jamais le chercher en tant que tel, l'accueillir sans se demander s'il
est mérité ou contribue à l'édification du genre humain ; ne pas le
retenir, ne pas regretter sa perte ; lui laisser son caractère
fantasque qui lui permet de surgir au milieu des jours ordinaires
ou de se dérober dans les situations grandioses. Bref, le tenir
toujours et partout pour secondaire puisqu'il n'advient jamais qu'à
propos d'autre chose. Au bonheur proprement dit, on peut
préférer le plaisir comme une brève extase volée au cours des
choses, la gaieté, cette ivresse légère qui accompagne le
déploiement de la vie, et surtout la joie qui suppose surprise et
élévation. Car rien ne rivalise avec l'irruption dans notre existence
d'un événement ou d'un être qui nous ravage et nous ravit. Il y a
toujours trop à désirer, à découvrir, à aimer. Et nous quittons la
scène sans avoir à peine goûté au festin." (P. Bruckner : L'Euphorie
perpétuelle ..., op. cit. p. 270-271).
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Philippe Fontaine

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